Kungfu Fighting | Seunjoo&Jinwoo ☽☽☽ Ses yeux se levèrent sur le tableau face à lui. Un immense tableau datant de la Renaissance, il semblait si petit à côté. Une exposition de deux semaines d’art européen. Jin Woo contemplait ces œuvres, mains enfoncées dans son manteau descendant jusqu’à mi-cuisses. Manteau hors de prix qui pourrait probablement être revendu pour nourrir tout le sud de la Corée du Nord pendant un mois. Ses yeux détaillaient la finesse des traits, la conservation impeccable de l’œuvre, ça lui semblait si irréel. Sa tête se pencha sur le côté, sa bouche s’ouvrit un instant avant de reculer. Est-ce qu’il aimait l’art ? Aimait-il l’art parce qu’il aimait ça ou parce qu’il devait l’aimer ? Cette confusion permanente le gagnait toujours. Comment pouvait-il encore avoir ce genre de doute à son âge ? C’était ridicule.

Son téléphone vibra dans sa poche, il le sortit pour lire rapidement le message de son père qui lui rappelait qu’ils avaient un dîner d’affaire en fin de semaine et qu’il devait s’y préparer. Petit à petit, il le préparait à rejoindre l’entreprise, à se former à ce drôle de métier de PDG. Il contint un soupir, gardant son expression habituelle, son expression d’usage quand il était dans un lieu public, qu’on pouvait le reconnaître. Il devait garder sa stature, garder la réputation de sa famille, être irréprochable. Parfois, ça l’épuisait, parfait, ça le motivait, le tenait debout. Il avait sans doute besoin de ça, de la fierté d’être un Bae. Le fils de Bae Woo Bin. Un homme si respectable et respecté, l’homme qui était plus qu’un père ; un mentor, une sorte de guide.

Reculant d’un pas, il réalisa que cela faisait sans doute trop longtemps qu’il fixait ce même tableau. Ses jambes le tournèrent, se stoppant immédiatement, comme raidis par un mal inconnu. Son visage gardait la même expression, ses bras lâché le long de son corps. Lentement, un sourire se dessina sur ses lèvres, d’usage plus que sincère. « Seung Joo ! » Quelle bonne surprise de te revoir, t’as pas changé, tu deviens quoi ? Et ta mère, ça va ? Et ton p- non, attend, c’est con, je vais pas te demander ça, mais wow, ça fait longtemps ! On devrait se prendre une bière un jour, dis ? T’es libre jeudi soir ? On se tient au courant ? Comme j’ai pas ton numéro et toi pas le mien, on le fera pas, mais bon, politesse tout ça ?

Son cœur s’était arrêté de battre en faisant mentalement la conversation. Une conversation ordinaire avec un vieil ami. Une conversation qu’il ne pouvait pas avoir. Pas après l’avoir lâchement abandonné. Il l’avait même abandonné au pire moment, égoïste comme il était il avait été persuadé qu’il s’agissait bien de la seule solution. Ses yeux le contemplaient silencieusement, notant combien il avait changé en réalité. Ces vêtements bas de gamme, cette coiffure… Non, ça n’allait pas du tout. « Je m’attendais pas à te voir ici… » C’était si bizarre, car il était vraiment l’une des dernières personnes qu’il aurait pensées croiser. « T’as pu te payer le billet d’entrée ? » Oh, si gentil, si attentionné. Lancer les hostilités avant que ça ne soit l’inverse, se montrer intouchable, prendre le dessus, voilà tout ce qu’il voulait. Etre le plus idiots des deux.

Kungfu Fighting | Seunjoo&Jinwoo ☽☽☽ Retour à la civilisation. C’est fou, ce qu’un peu de culture pouvait faire, quand on avait l’habitude de fréquenter une bande d’imbéciles qui ne pensaient à rien de plus qu’à s’amuser. Seungjoo avait longtemps hésité, avant de se payer une entrée pour le musée. C’était cher. Très cher. Trop cher. Sa mère lui reprocherait encore d’avoir dépensé inutilement ; mais était-il responsable, si elle ne ramenait pas assez d’argent pour eux ? Ce n’était pas de sa faute à lui, si son père avait disparu, si leur famille avait sombré dans une misère sans nom. Oh non, il n’admettrait jamais qu’elle lui fasse le moindre commentaire sur ses habitudes de consommation. Après tout, si sa mère semblait supporter sa nouvelle existence, si humble, si modeste, ce n’était pas son cas à lui. Il avait besoin de ces moments de pause, de ces heures libres durant lesquelles il ne devait pas prétendre avoir sa place parmi les gueux qui l’entouraient au quotidien. Ce monde n’était et ne serait jamais le sien.

Les yeux posés sur les peintures, Seungjoo soupira. Ce n’était pas ce qu’il préférait, l’art occidental, mais il avait appris à apprécier les chances qui se présentaient à lui. C’était bien plus raffiné qu’une soirée « à se mettre bien » dans un bar moyen en compagnie de gens médiocres. Les mains glissées dans les poches de pantalon, assez large et usé pour lui donner l’air « cool » d’un étudiant en art à la recherche d’une originalité perdue, l’étudiant regardait les toiles avec un intérêt mêlé d’agacement. Ces toiles, il aurait voulu les détruire, les déchirer, les brûler. Il ignorait pourquoi exactement : elles étaient un signe de raffinement, de grandeur intellectuelle. Il les détestait pour ces mêmes raisons. Mais s’il parvenait un jour à retrouver sa place, sa réputation et sa fortune… Ce jour-là, il achèterait l’une de ces toiles. La plus chère, même si elle était hideuse.

Voilà des années qu’il se faisait ce genre de promesses silencieuses. Des promesses déraisonnables, qui lui permettaient de garder à l’esprit son objectif principal. Une fois qu’il aurait retrouvé cette place dont il était tombé, il dirait adieu à sa pauvre, à sa misérable mère, et il ferait comprendre à ces gueux qu’il n’avait jamais fait partie de leur monde. Ces pauvres idiots qui estimaient pouvoir vaincre les puissants sans même les connaître, en se basant sur des suppositions. N’était-ce pas ironique ? Même s’ils parvenaient à renverser la balance, ils retomberaient dans les basses couches ; l’histoire était une boucle, et ils étaient le bas de la chaîne alimentaire, du menu fretin pour les gros poissons. Lui, en revanche, saurait comment garder la place qui lui revenait de droit.

Mais en attendant ce grand jour, Seungjoo se contentait d’observer les corps nus de la renaissance européenne. Tant d’amour pour la chair. C’était risible. Tout ce qu’il voyait, c’étaient de grosses femmes à l’air las qui ignoraient quoi faire de leur vie. En plus, elles avaient une sale gueule. Rendant son regard à une idiote qui passait à proximité, qui le dévisageait depuis quelques secondes déjà, il se tourna vers l’autre côté de la galerie. Au moins, certains peintres arrivaient à dessiner des vêtements. Tout n’était pas perdu ! Il sortit de sa poche le téléphone qu’il avait acheté en occasion. Un modèle encore assez récent, mais dont la lenteur avait fait baisser le prix de manière fulgurante. Seungjoo détestait se dire que c’était un luxe.

Quand son regard croisa celui d’une ombre, non, d’un détail de son passé, Seungjoo se concentra à nouveau sur le tableau qui se trouvait face à lui. Il essaya de garder son sang-froid, mais son expression se ferma malgré lui. Pas lui. Ce traître. Il regrettait de s’être fait avoir et d’avoir cru en leur amitié pendant toutes ces années. D’avoir songé que, malgré toutes les habitudes qu’il connaissait dans leur monde d’hypocrites, Jinwoo pouvait être sincère envers lui. Tout bien réfléchi, il aurait dû le voir venir. Ils vivaient tous comme ces peintures : ils feignaient l’expression, recréaient les sentiments de sorte à pouvoir s’en servir, sans avoir la moindre pitié pour ceux qui les entouraient. C’était exactement ce qu’il faisait au quotidien, maintenant qu’il avait tout perdu. Tout, sauf son nom et sa fierté.

De là où il se tenait, Seungjoo sentait peser sur lui le regard de Jinwoo. Misérable, devait-il penser. C’est fou, ce que l’argent change des choses. Chaque seconde passée ajoutait à la colère qu’éprouvait l’ancien riche, alors qu’il s’efforçait d’observer ce tableau, comme s’il avait pu y entrer, se fondre dans ce décor, se perdre parmi ces personnages qu’il trouvait pourtant hideux. C’était toujours mieux que se ruer à la gorge de Jinwoo pour l’étriper. Une idée qui lui chatouillait les méninges depuis que ce lâche avait pris la parole.

« Si je m’étais attendu à te voir ici, j’aurais choisi une autre exposition. » répondit-il froidement. La colère lui donnait l’impression que le personnage qu’il fixait, sur cette toile, grimaçait de plus en plus à mesure que le temps passait. Mais ce n’était que lui. Il n’avait rien fumé. Il fusilla Jinwoo du regard à sa question. Venait-il d’oser ? « Quelle maturité. » Un rire mauvais lui échappa alors qu’il faisait quelques pas en direction de celui qu’il avait longtemps considéré comme son meilleur ami. « Maintenant, enlève-moi ce sourire de fils de pute. » Le pauvre, sa mère était morte. Le. Pauvre. Comme quoi la faucheuse s’était trompée de peu. Il n’aurait pas dû avoir de telles pensées à l’égard de Jinwoo. Cependant, quand il se comportait de cette façon, il ne valait pas mieux que les autres. Tous ces autres qu’il détestait.

Kungfu Fighting | Seunjoo&Jinwoo ☽☽☽ Et si sa famille avait fait faillite ? Et si son père s’était également suicidé ? Qu’aurait-il fait si son meilleur ami l’avait soudainement laissé tomber du jour au lendemain ? Il l’aurait maudit, détesté. Il lui en aurait voulu le restant de sa vie. Donc il pouvait tout à fait comprendre la haine de Seung Joo, il comprenait son regard, il comprenait sa façon de lui parler, il ne pouvait pas lui en vouloir. Pourtant, il ne courbait pas l’échine, il ne se laissait pas faire, il ne tolérait pas qu’on lui parle mal, lançant les hostilités avant de se les prendre en pleine face. Il ne voulait pas perdre contre lu, il ne voulait pas sembler faible, jamais. Une fierté mal placée, une fierté héréditaire, selon son père, transmise de père en fils, qu’on gardait en soi, qu’on ne reniait jamais. Un sourire toujours flanqué aux lèvres, détestable.

Est-ce qu’il culpabilisait ? Jamais il ne pourrait l’avouer. Avec les années, il avait fait passer ces évènements comme étant secondaire, avait avancé, fait son propre chemin, réarrangeant son masque pour le rendre toujours plus crédible, toujours plus parfait. Le fils parfait, Bae Jin Woo, l’héritier rêvé. Héritier dans le sens noble du terme, pas à la Hilton avec frasques et scandales, il n’avait pas besoin de ça. Il avait failli corrompre son image, failli tomber, perdre de sa perfection, mais il s’était tenu, s’était rattrapé, pour le meilleur. Il espérait que ça ne lui arriverait plus, il espérait ne plus avoir à se battre contre lui-même. Il vidait son cœur, se vidait de ses émotions, c’était son but ultime, qu’il atteindrait avec le temps.

Seung Joo était acerbe, il sentait la haine qu’il lui jetait en pleine figure, faisant mine de n’en avoir rien à faire, comme si ce n’était rien, comme si ça ne pouvait pas le toucher. Ça le touchait, mais à quoi bon lui montrer ? Des années étaient passés, déjà sept ans. « Ça t’aurait peut-être permis d’économiser un peu. Il paraît que c’est les crises. » Qu’il ne connaissait pas, lui, sur son piédestal, à n’avoir jamais connu le moindre souci d’argent, à gagner tranquillement sa vie en attendant juste de reprendre l’entreprise familiale, bien au chaud à l’université. C’était très intelligent, de l’attaquer sur sa situation de prendre ses airs prétentieux de petit bourgeois. Bien qu’il n’eût pas vraiment confiance, il ne bougea pas en le voyant s’approcher, baissant ses yeux sur lui, bras croisés contre son torse. « Ahw, Seung Joo… » Sa pauvre mère, qu’elle repose en paix là où elle était, son âme était encore souillée. Elle ne méritait pas sa haine.

« Ça me fait plaisir, de voir que tu t’adaptes à ton nouveau milieu, que tu emploies aussi aisément le langage du peuple. » Sa main se leva, osant aller tapoter l’épaule de son ancien ami. « Ce n’est cela dit pas très gentil de parler ainsi de ma défunte mère. » La pauvre, une fois encore. Affichant une moue embêtée, il secoua la tête, comme si cela le touchait, comme s’il en avait quelque chose à faire que l’on traite sa mère de pute. Elle aurait sans doute mieux fait de le devenir. « D’ailleurs, comment se porte la tienne ? J’ai cru entendre qu’elle s’adaptait plutôt bien dans le monde des gueux ? » Il valait encore mieux être morte, à son goût, c’était bien trop humiliant. Ah, l’humiliation, un bien drôle aspect de la vie de païens, issu du bas peuple. C’en était presque tordant.

Kungfu Fighting | Seunjoo&Jinwoo ☽☽☽ Ça aurait pu être drôle, de rencontrer Jinwoo dans un endroit comme celui-là. Ça aurait pu être l’une de leurs sorties, lorsqu’ils étaient encore jeunes et qu’ils faisaient des activités pour se donner bon genre. Cela n’avait sûrement pas changé, pour Jinwoo en tout cas. Maintenant qu’il l’avait reconnu, qu’ils s’étaient parlé, Seungjoo se sentait bouillir de l’intérieur : il n’était rien de plus qu’un traitre. Un traitre qu’on il rêvait de se débarrasser.

Mais il ne le pouvait pas, parce que ce n’était pas ainsi que l’on agissait, chez les gens comme il faut. Il réprima un rire mauvais. Les gens comme il faut. N’était-ce pas la phrase la plus clichée et hypocrite du monde ? Il n’avait plus rien du petit garçon modèle qu’il avait été. Il ne possédait plus la richesse du passé, Maintenant, il faisait partie de ces bâtards, de ces déchus que personne n’aimait, que tout le monde jugeait, qui n’avaient de place nulle part. Et ce statut ne lui conviendrait pas plus longtemps. Encore moins si Jinwoo commençait à poser sur lui le même regard que les autres. Il s’en était douté, mais il n’avait pas eu envie d’y croire jusqu’à aujourd’hui. C’était désormais à la colère de prendre le dessus.

Les crises, il les avait subies. Jinwoo ne le savait que trop bien. C’était donc cela, le vrai visage de cet ami en qui il avait cru ? Seungjoo secoua la tête, réalisant à quel point il avait été con de croire en lui. Avait-il seulement pensé qu’ils étaient amis, pour de vrai ? La véritable amitié n’était qu’un mythe dont se berçaient les plus jeunes. Il en avait désormais la preuve. « Mais non, les économies se font sur les choses essentielles, voyons. » Qu’il avait ri, en constatant que ceux qui l’entouraient économisaient sur leur alimentation ou d’autres choses importantes, afin de pouvoir se payer des cigarettes ou un peu d’alcool. Certains jouaient, dans l’espoir de sortir du pétrin incroyable où ils s’étaient enlisés, afin de se débarrasser de dettes trop lourdes pour leurs maigres salaires. Et lui, pendant ce temps, les regardait faire en essayant de ne pas reproduire leurs erreurs. Il savait comment tout cela fonctionnait.

« Elle en a toujours été une. » Sa réplique précédente n’avait pas eu l’effet escompté, mais ce n’était pas grave, il n’avait pas la moindre envie de se répéter. Ce qu’il fit plutôt, c’est de s’approcher de Jinwoo et de le saisir par le col de son manteau trop riche, trop luxueux pour celui qu’il était. « Mais moi, je m’adapte tellement bien que j’hésiterai pas à te casser la gueule si tu la fermes pas. » Il savait se battre. Ce n’était pas une chose qu’il appréciait, mais il avait rapidement compris que c’était le seul moyen. « Et je suis pas certain que t’apprécies. »

Kungfu Fighting | Seunjoo&Jinwoo ☽☽☽ Ses yeux ne quittaient pas Seung Joo, comme pour imprimer ses traits dans sa tête, ne pas les oublier, mémoriser les nouvelles courbes de son visage, sa mâchoire désormais plus marquée. Il humidifia lentement ses lèvres, gardant toujours son petit sourire. Les apparences, toujours, y avait-il quelque chose qui comptait plus que cela ? Sans doute pas. Pas pour lui, pas pour sa famille, pas pour son milieu. Seung Joo n’en avait plus rien à faire, lui, puisqu’il avait déjà tout perdu. « Je suis désolé, je n’ai jamais eu besoin d’en faire, j’ignore comment cela fonctionne. » Des économies, quelle idée ! Il pouvait brûler des billes de 10,000 wons pour se réchauffer que cela lui semblerait être un investissement tout à fait correct. Mais là n’était pas la question et il n’était pas cruel au point de vouloir rappeler à son ancien ami combien il était riche et lui, à l’inverse, combien il était pauvre.

Jin Woo aimait les missions humanitaires, ou plutôt, il aimait prendre quelques photos rapides pour les poster sur Instagram et donner l’image d’un homme dévoué au grand cœur, mais la vérité, c’était qu’il n’y connaissait rien à la pauvreté. Il faisait des virements à des associations dont les revendications ne l’avaient jamais touché. Il était égoïste, il ne pensait qu’à lui, il ne savait penser qu’à lui, qu’à son image, sa réputation. Peut-être que Seung Joo avait oublié ce que ça faisait, qu’il avait oublié ce rôle qu’ils devaient tenir, cette drôle de fierté qui les habitait alors. Il la partageait à l’époque, même si ensemble, ils laissaient tomber les masques, se laissaient aller, sans doute un peu trop. Il avait laissé entrevoir une facette de lui-même qu’il aurait toujours dû garder en lui, et se jurait depuis ne plus jamais faire la même erreur.

Ses épaules se haussèrent, il secoua doucement la tête à la réponse de son interlocuteur. « Ne sois pas si dur avec elle, tu sais qu’elle fait de son mieux. » Et il le pensait. Il savait que sa mère à lui n’aurait jamais pu assumer la faillite, la mort de son père. Elle n’assumait déjà pas de son vivant. Sa mort restait à la fois un mystère tout en gardant une explication rationnelle. La dépression. La seule maladie à laquelle il s’était intéressé, les seules donations qui avaient un sens, pour aider et éviter ça. Éviter de laisser des familles dans l’incompréhension la plus totale. De briser une enfance, parfois même des vies. Une maladie qui faisait bien plus de dégâts que ce qu’on pouvait bien imaginer.

Des menaces. Il aurait dû le voir venir ? Le frapper, oui. C’était mérité, tellement mérité. Jin Woo devrait accepter son sort, courber l’échine, il devrait s’excuser, mais jamais il ne s’était excusé, il ne savait pas comment cela fonctionnait. Balancer ses jouets à la tête de la gouvernante et l’engueuler comme un chien pour un repas trop froid ? Pas d’excuse, elle devait le mériter. Avoir fait pleurer une camarade de classe à cause de sa laideur ? Elle était laide. Mérité. A force, il s’était toujours trouvé des excuses. Avançant d’un pas, il se planta devant Seung Joo. « Frappe-moi. » Son regard s’intensifia dans le sien, son air se fit plus sérieux. « Allez, Seung Joo. Frappe-moi ! Casse-moi la gueule, comme tu dis ! » Il détestait employer des mots vulgaires, paix à lui-même. « Je ne me défendrais pas. » Il leva ses mains. « Je ne voudrais pas les abîmer. » Lentement, son sourire se reforma sur son visage, il pencha légèrement la tête. « J’espère que les avocats commis d’office ont une once d’efficacité. Ce serait idiot de t’endetter encore davantage juste pour t’être défoulé cinq minutes, tu ne crois pas ? » Sa main attrapa son poignet, le levant à hauteur de leur torse. « Qu’attends-tu ? » Qu’il le frappe, s’il l’osait.

Kungfu Fighting | Seunjoo&Jinwoo ☽☽☽ Évidemment, qu’il n’en avait pas eu besoin. C’était également son cas, quelques années plus tôt, avant que la pauvreté ne pointe le bout de son nez. Seungjoo se rappelait on ne peut mieux la façon dont il dépensait son argent, sans jamais avoir à compter. C’était si facile, il suffisait de tendre une carte de crédit pour obtenir ce que le monde entier vous enviait. Puis, la faillite de son père, son suicide, la descente aux enfers de sa famille, ou de ce qu’il en restait, pour être plus exact. À cet instant précis, alors qu’il l’observait et détaillait ce visage trop familier, Seungjoo souhaitait à Jinwoo de connaître le malheur par lequel il était passé. Il voulait qu’il souffre. Par pur besoin de vengeance ? Non. Jinwoo était l’incarnation d’un monde qui semblait l’avoir rejeté dans les bas-fonds de la société. Il était ce jeune homme modèle dont tous les parents rêvaient, et cela ajoutait à la colère qu’il éprouvait déjà à son égard.

« Mais bien sûr. » Qui Jinwoo pensait-il être, à lui parler comme s’il connaissait sa situation, comme s’il était conscient des efforts que faisait sa mère ? Un riche, évidemment. Seungjoo les connaissait suffisamment pour savoir qu’ils pensaient tout maîtriser, même ce qui était hors de portée de tout le reste du monde. Il suffisait de regarder ces grands hommes d’affaires qui devenaient les maîtres de l’univers en quelques mots, et qui s’amusaient à manipuler des hypothèses pour expliquer les origines de tous les maux qui touchaient les plus pauvres. C’était d’un ridicule sans nom. Seungjoo l’avait réalisé, en tombant de son piédestal : la vie confortable que menaient les plus fortunés les coupait entièrement du monde des moins nantis.

S’il avait encore été en vie, Im Jun Su n’aurait jamais reconnu son fils. Avait-il vraiment mis au monde un garçon violent, qui s’en prenait à celui qu’il avait longtemps considéré comme un ami proche, comme une bête s’en prend à son ennemi ? Il se serait rappelé de cet enfant studieux, sérieux, cultivé. Mais Seungjoo, aveuglé par sa colère, avait tiré un trait sur toutes ces qualités. Qui en avait besoin, après tout, quand la rue menaçait de l’engloutir avec le reste ? Quand sa propre mère se résignait à un sort qu’ils ne méritaient pas, tous les deux ?

Lâchant le col de son ami, Seungjoo soupira, las. « T’as toujours été un lâche. » Il ne pouvait l’affirmer, mais il le faisait. Il en avait eu la preuve à plusieurs reprises. Ne l’avait-il pas été, lui aussi, caché derrière sa fortune, protégé des autres par une armée d’avocat et de personnes prêtes à le défendre en toutes circonstances ?

Le coup partit. Son poing resta fermement serré après le choc, douloureux d’avoir rencontré la mâchoire de Jinwoo. Qu’il prenne ça dans sa gueule bien faite et qu’il se la ferme. « Alors, ça fait du bien ? » Il réfléchit un instant. « J’espère que tu as fait assurer ton visage. Je ne suis pas sûr que tu seras encore reconnaissable, si je m’y mets. » Le temps qu’on comprenne ce qu’il se passait et que la sécurité le foute dehors, il aurait quelques minutes. Avec un peu de chance, son nez serait en miette et il aurait compris qu’il n’avait pas intérêt à recroiser son chemin.

Kungfu Fighting | Seunjoo&Jinwoo ☽☽☽
Pouvait-il admirer Seung Joo pour accepter de vivre dans la pauvreté ? Sans doute pas. Oh, ce serait ridicule de l’admire pour cela. Parfois, il s’imaginait sans moyen, il s’imaginait devoir faire attention et son corps tout entier était déchiré par des frissons d’effroi. La vérité était bien triste : il n’était bon qu’à être riche, être impeccablement vêtu, tenir cette posture droite et ce sourire fier. Jin Woo aimait être celui qui dirigeait, il aimait avoir les commandes. La journée se passait ainsi, il contrôlait ses gestes, il contrôlait ses mots, il contrôlait tout, même les réactions des protagonistes qui l’entouraient. Chaque soir, il tombait de fatigue quand la pression le relâchait enfin, quand il jetait le masque dans un coin de sa chambre, il pouvait souffler, ses écouteurs hors de prix posé sur ses oreilles, les chansons défilaient, un crayon à la main, il dessinait l’évènement le plus marquant de sa journée, parfois un rien du tout, parfois quelque chose d’important. Un rituel qui le suivait depuis des années, depuis la mort de sa mère, un dessin de son père et lui devant sa tombe. C’était un rituel qui l’aidait à se souvenir, qui l’aidait à panser ses blessures, à extérioriser ce qui l’avait blessé, ce qui l’avait rendu heureux.

Parfois, il lui arrivait de se demander si cela aurait aidé sa mère, d’extérioriser, si cela l’aurait empêché de devenir folle, d’avoir envie d’en finir, de tout quitter sans un mot, sans une explication. Il regardait ses photos, il analysait son sourire qui devenait de plus en plus faux d’année en année. Des milliers de question sans réponse, c’était sans doute pour cela qu’il lui en voulait le plus. Il se demandait si Seung Joo en voulait à son père d’avoir fait ça, de les avoir lâchement abandonnés, de ne pas avoir essayé de se batte, de sortir la tête de l’eau. Il se demandait si son père aurait fait pareil. Assurément, il ne se serait pas remis d’un échec, mais n’aurait pas supporté qu’on l’imagine faible. Jin Woo savait qu’il gardait une certaine honte quand on lui parlait du suicide de sa femme. De devoir admettre que la femme qu’il avait épousée n’était qu’une lâche.

Son sourire s’étendit en entendant les mots de son ami. Il n’avait toujours été qu’un lâche. Avec lui, cela ne faisait aucun doute. L’héritier avait été lâche et stupide, il le reconnaissait. Mais il restait encore persuadé que c’était pour le mieux. Qu’il avait pris la bonne décision. Soudain, il perdit l’équilibre, se rattrapant de justesse au mur. Sa mâchoire lui faisait mal et il sentit comme un goût de rouille dans sa bouche. Avalant difficilement, un petit rire quitta ses lèvres, il se redressa, tournant la tête vers Seung Joo. « Tu veux parier ? Continue à me frapper si tu veux, je connais de bons avocats et de bons chirurgiens. » Les meilleurs, pour ne pas dire. Etrangement, oui, ça lui faisait du bien, il savait que c’était mérité. Amplement mérité. Ses yeux ne le lâchaient pas, il s’approchait sans crainte. « Tu peux continuer à me frapper, qu’est-ce que ça changerait pour moi ? Ma vie reprendra demain, la tienne sera toujours aussi pathétique. Sais-tu seulement pourquoi ? » Peut-être qu’il voulait finir à l’hôpital, ou au cimetière. Il ne savait pas vraiment, il s’en fichait. « Ça fait quoi ? Huit ans ? Et tout ce que tu fais, c’est être en colère contre le monde entier sans jamais faire le moindre effort pour t’en sortir. » Son sourire se fit méprisant. « Tu me peines, tu sais ? » Pas autant qu’il se peinait lui-même, sans le moindre doute.

Kungfu Fighting | Seunjoo&Jinwoo ☽☽☽ Il était venu dans ce musée pour se détendre. Il voulait retrouver la civilisation et s’éloigner de ces idiots qu’il considérait comme des moins que rien, parce qu’ils étaient moins bien nés que lui et que le compte en banque affichait moins de chiffres, dans un passé qui lui semblait désormais étrangement lointain. Se battre avec Jinwoo dans cette galerie n’était pas dans les plans de Seungjoo. Cependant, aveuglé comme il l’était par la haine qu’il éprouvait à l’égard de cet ancien ami, il ne paraissait plus capable de raisonner comme un jeune adulte digne de ce nom.

La vérité, c’est qu’il ne lui fallait pas grand-chose pour monter sur ses grands chevaux. Il bouillonnait d’une colère sourde depuis la descente aux enfers de sa famille, et le moindre mot de travers, le moindre geste qu’il considérait déplacer étaient capables de le mettre dans tous ses états. C’est pour cette raison, au départ, qu’il avait commencé les sports de combat. Il voulait se défouler, évacuer cette colère. Sa mère le lui avait conseillé, et il s’était brillamment approprié cette idée, après lui avoir ri au nez. C’était simple de prendre le dessus, avec cette femme dont la principale occupation était de garder les enfants des autres ou de repasser leurs vêtements. Elle ne comprenait rien à l’enjeu de son combat. Sans doute s’en moquait-elle-même.

Sa mère ne savait pas grand-chose de la vie que Seungjoo menait. Elle savait qu’il avait repris les cours, raison pour laquelle il ne l’aidait plus à payer le loyer ou les repas de la fin du mois. Elle savait qu’il consacrait beaucoup de temps à sa vie sociale, mais jugeait, à tort, qu’il le faisait parce qu’il avait de nombreux amis. Cette créature naïve pensait son fils intégré au nouveau monde dans lequel ils avaient atterris. Mais qui aurait pu se sentir à sa place dans les bas-fonds de la société, une fois qu’il avait connu le sommet ? C’était déroutant, mais Seungjoo n’était pas mécontent que sa mère soit incapable de comprendre sa façon de penser. Tant qu’elle mettait de la nourriture sur la table et leur permettait de dormir à l’abri d’un toit, elle pouvait encore se tuer au travail.

Se redressant, Seungjoo fixa avec un intérêt non dissimulé le visage de Jinwoo. Le coup qu’il venait de porter, c’était la haine, la colère. C’était cette volonté de lui montrer qu’il n’était pas si faible qu’il pouvait en avoir l’air. Huit ans qu’il essayait de lutter pour ne pas s’enfoncer dans l’abîme, qu’il essayait de remonter sans que sa mère le sache, parce que cette guenon aurait été capable de récupérer l’argent qu’il économisait, quand il en avait l’occasion. C’était une quête stupide, sûrement, mais il voulait croire que rien n’était impossible. Sa vie d’avant lui manquait trop pour qu’il lâche prise. Pour qu’il abandonne celui qu’il était, tout au fond. L’image qu’il devait renvoyer à Jinwoo n’était qu’un mensonge. Un mensonge dans lequel il se perdait peu à peu.

Un nouveau coup parti, dans le ventre cette fois, et un second, du genou. Il saisit à nouveau Jinwoo par le col, dardant son regard sur son visage avant de siffler entre ses dents. « Envoie-moi tes avocats. Envoie-moi qui tu voudras. J’ai rien à perdre, et c’est pas un gars comme toi qui va se mettre en travers de mon chemin. » Sa vie était pathétique, mais il le savait. Il peinait à avancer, mais, cela aussi, il le savait. Et il détestait le sourire qu’arborait Jinwoo. Jinwoo, avec qui il avait passé tant de temps. Jinwoo, avec qui il avait si souvent discuté. La colère de Seungjoo redoubla à cette pensée, mais il tourna la tête en réalisant qu’une personne venait de s’éloigner en courant. Ses pas résonnaient dans le calme du musée. Un témoin ? Dans un tel endroit, rien de surprenant. Il allait s’attirer des ennuis.

Kungfu Fighting | Seunjoo&Jinwoo ☽☽☽
Un coup amplement mérité. Jin Woo pourrait presque sourire, le remercier. Sans vouloir dramatiser, il avait agi comme un con il y a quelques années et il continuait de le faire au quotidien, donc un petit coup dans la gueule, c’était quand même la moindre des choses. Il ne l’accepterait que de Seung Joo. Encore une chose qu’il n’avouerait de toute façon pas. il devait faire attention à son image, devait faire attention à ce qu’il disait, ce qu’il faisait, un travail de tout instant. Au fond, n’enviait-il pas un peu Seung Joo ? Certes, il n’avait plus d’argent, mais n’avait-il pas au contraire, tellement d’opportunité devant lui ? Le monde était à ses pieds, il pouvait décider de tout plaquer pour aller vivre à l’étranger, il pouvait devenir physicien, infirmier, professeur de mathématiques, sans que personne ne le juge, sans que cela ne semble en-dessous de ses compétences.

Il avait perdu son argent, mais gagné sa liberté. Jin Woo se disait que ça en valait peut-être la peine, sans pour autant oser y penser trop fort. Il ne voudrait pas quitter son père, abandonner ses objectifs. C’était paradoxal, mais il essayait de se convaincre qu’il n’était pas malheureux comme ça, qu’il pouvait bien continuer à vivre de cette façon, que de toute manière, il était habitué à tout ça. Jin Woo avait appris à se complaire dans cet univers où les moindres de ses vœux étaient exaucé, au prix de devoir dédier sa vie aux exigences des personnes autour de lui, devoir être un autre, oublier ce qu’il aimait vraiment, ne pas chercher ce qu’il aurait réellement aimé. S’il n’y avait pas eu cette pression sur lui, qu’aurait-il eu voulu faire de sa vie ? Se lancer dans les illustrations ? Dans l’art ? C’était un peu stupide.

Amoché, il ne baissait pas les yeux pour autant, cherchant sans doute à se prendre d’autres coups qui ne tardèrent pas à arrive. Il les encaissa, se contenant au possible pour ne pas riposter. Son souffle se coupa quand il le frappa au ventre, restant un instant courber vers l’avant comme pour faire passer la douleur. Ses lèvres étaient pincés, pour ne laisser passer aucun gémissement de douleur, se mordant l’intérieur des joues jusqu’à saigner. Hors de question de lui donner ce plaisir. « Quel chemin ? » Sa voix était faible, il s’appliquait pour parler avec le plus de clarté possible. « C’est fini pour toi, dans quoi tu veux avancer ? » Un rire quitta ses lèvres, il s’appuya conte le mur pour pouvoir le regarder. Plus loin, il entendait des pas venir vers eux. « T’es vraiment devenu un moins que rien… » Il ne le pensait pas, mais il était hors de question de le laisser partir avec les honneurs, avec la tête haute. « T’aurais dû suivre ton père comme tu le faisais à l’époque. » A l’admirer autant, il aurait pu crever avec lui, non ? Non. Jin Woo regrettait déjà ses mots, son sourire se dissipa et il fuit son regard. Il ne se serait jamais remis de la mort de Seung Joo. « Je suis désolé. Je ne voulais pas dire ça. » L’avait-il prononcé assez fort pour qu’il puisse l’entendre ? Il n’en avait aucune idée. Un agent de sécurité arriva, attrapant l’agresseur avant de s’adresser à lui pour lui demander comme il allait. Doucement, il répondit par un hochement de tête. « Mieux quand vous l’aurez emmené loin d’ici. » Une employée s’approcha de lui pour lui proposer d’appeler une ambulance, déclinant l’offre, il observa l’agent tirer Seung Joo, l’emmener loin de lui. Une fois encore.

Kungfu Fighting | Seunjoo&Jinwoo ☽☽☽Jinwoo ne saurait certainement jamais ce que ça faisait, de devoir tous les jours réfléchir à une façon de retrouver son trône perdu. Il ne saurait certainement jamais à quel point il avait souffert, à la mort de son père, quand tout le monde leur avait tourné le dos, et que leur carnet d’adresse s’était résumé à quelques noms du bas de l’échelle, sans importance et sans envergure. Alors qu’il s’accrochait aux branches des plus basses de la société, Jinwoo, cet ami qu’il pensait sincère, se promenait sans difficulté entre les cimes et le regardait de haut. Une façon d’être qui, aux yeux de Seungjoo, valait bien un coup ou l’autre. Rien ne lui ferait entendre raison, de toute façon.

La colère de Seungjoo redoubla face à l’absence de réaction de Jinwoo. Il aurait voulu le blesser, l’étrangler jusqu’à ce qu’il le supplie d’arrêter, de l’épargner. Il aurait voulu qu’il comprenne à quel point il avait souffert, quand il avait compris que sa famille n’était plus considérée comme membre de l’élite et qu’il avait senti peser sur lui le jugement trop lourd d’un ami qu’il tenait en haute estime depuis des années. Un ami qui, désormais, le voyait comme un moins que rien. Il s’approcha de lui, prêt à lui sauter à la gorge, quand ses mots l’arrêtèrent. Le suivre ? Il resta silencieux, plus affecté qu’il ne l’aurait imaginé par les propos de Jinwoo, dont il ne put capter le regard. Qu’espérait-il ? Qu’il lui admette avoir tort ? Qu’il s’excuse ?

Il fut saisi par le bras avant de pouvoir rétorquer quoi que ce soit, se contentant d’un regard meurtrier à l’égard de celui qu’il avait longtemps considéré comme son meilleur ami et de ceux qui l’emmenaient désormais. Il aurait des problèmes. Il le savait déjà. Mais ça n’était rien. Se défouler lui avait fait du bien. Beaucoup trop de bien.