I hate you  ; Ils avaient tout pour être heureux. L’argent, la renommée, et une image digne des grands magazines où défilaient les personnes importantes. La famille Im était un exemple de réussite, un modèle de travail et de volonté, aux yeux de ceux qui souhaitaient se lancer et monter leur propre entreprise. De nombreux étudiants se demandaient parfois s’il leur serait possible d’un jour se retrouver à la tête d’un tel empire.

Voilà, dans les grandes lignes, ce que pensait le commun des mortels, lorsqu’il était question de Im Jun Su et de la faillite de son entreprise. Un événement qui avait fait les grandes lignes, lorsqu’il était survenu, mais qui avait fini par se faire oublier, comme bien d’autres choses, en vérité. En effet, il ne s’agissait pas là d’un accident, d’une catastrophe qui aurait détruit la vie de milliers de personnes. L’entreprise Im en elle-même était florissante, mais elle n’était qu’un paysan aux pieds des géants comme la pomme ou la célèbre marque coréenne. Au bout du compte, cette faillite ne donna lieu qu’à quelques protestations ; une vague dans un verre d’eau. Une tempête de sable sur un désert de pierres.

Autant dire, rien du tout, pour le commun des mortels.

Au fil des années, il ne resta rien de cet empire que certains admiraient en secret. Des poussières, des cendres. L’héritage d’un garçon parti en fumée. L’héritage d’un garçon qui, par la force des choses, se vit contraint de grandir entre deux mondes. Accablé par le chagrin et la pression, Im Jun Su, un homme pourtant respectable, décida de faire un voyage dont on ne revient pas, abandonnant derrière lui sa femme et son fils unique, Jun Su. Lui aussi ne serait qu’un nom de plus sur une liste déjà bien trop longue. La liste de ceux qui avaient cédé à leurs démons.

Pourtant, rien ne présageait une telle descente aux enfers. La famille Im avait connu une vie paisible pendant de longues années. Durant toute son enfance, Seung Joo n’avait jamais dû se demander combien coûtait un paquet de riz ou un navet. Il n’avait pas dû se demander si leurs finances allaient leur permettre de payer le loyer ou la nourriture de la fin du mois. Il s’était promené pendant des heures dans les couloirs de sa maison, appréciant de jouer avec les meilleures consoles de l’époque, de rencontrer des personnes importantes. Tout ce qu’on lui demandait, c’était un peu de politesse ; un sourire, quelques mots, et le tour était joué.

Jun Su était un modèle pour son fils. Il le suivait à la trace, écoutait chaque mot comme s’il avait possédé un sens mystique, dans l’espoir de devenir un homme aussi bienveillant que lui. Il voulait être de ces hommes qui n’avaient qu’à décocher un sourire pour plaire. Il voulait appartenir au rang des influents, réussir envers et contre tout. C’était facile, pour quelqu’un comme lui, et sa propre mère ne le comprenait pas.

À la mort de son père, Seung Joo réalisa la gravité de la situation. Qu’était-il censé faire, maintenant que son père, son modèle, avait disparu six pieds sous terre ? Que faire, maintenant que leur famille sombrait dans l’oubli, rongée par des dettes qui ne cessaient de surgir, comme si on les inventait à mesure que le temps passait ? Que faire, quand tous les piliers qui vous maintenaient debout s’effondraient l’un après l’autre ?

La chose que tout le monde aurait faite, sans doute.
La chose la plus naturelle qui soit.
Se tourner vers un ami de confiance, une personne qui jamais, jamais ne nous ferait défaut. Une personne qui nous comprenait.
Cet ami n’était autre que Bae Jin Woo.

Jin Woo, il le connaissait depuis des années. Issu d’un monde où tout est faux, il n’aurait osé prétendre qu’il le connaissait par cœur, mais il osait croire, quand la lubie le prenait, qu’il en savait assez pour pouvoir lui faire confiance. Il avait parlé des heures durant avec lui ; ils avaient partagé des secrets, des impressions. Quand il lui avait parlé de la mort de sa mère, Seung Joo avait compati, sans même imaginer que ce malheur frapperait également sa famille, quelques années plus tard. Il doutait parfois de ce que Jin Woo pouvait penser de lui. La faute aux paroles facilement prononcées, aux masques qu’on les forçait à porter, même enfant, quand on était enfant de bonne famille. Cependant, rien ne l’empêchait de revenir le voir, lui.

Quand le malheur frappa sa famille, c’est encore vers Jin Woo que se tourna Seung Joo. Il avait besoin de parler, de s’exprimer. Qu’allait devenir sa famille ? Qu’allait devenir son nom ? Avait-il travaillé toutes ces années pour que les efforts de son père soient réduits à néant ? Comment pouvait-on abandonner les siens aussi lâchement ? Il aurait souhaité des réponses, de l’aide, quelques propos pour l’apaiser.

Mais ils ne parlaient plus la même langue.
Ils n’appartenaient plus au même monde.
Et ses questions demeurèrent sans réponse.
Avaient-ils seulement été amis ?

C’est un endroit bien étrange que l’entre-monde. On pense être à un endroit, mais on ne l’est pas totalement, coincé entre deux univers qui s’opposent en tous points, sans jamais appartenir totalement à l’un d’entre eux. Aux yeux des pauvres, il était un ancien riche ; une personne qui ne connaissait rien des difficultés qu’ils enduraient chaque jour. Aux yeux des riches, il était un déchu ; une personne indigne d’intérêt, qui a échoué, qui est retombé dans l’ombre.

Piégé dans cette bulle oscillante, incapable de la percer et de s’intégrer, Seung Joo avait commencé à changer. L’attitude qu’il avait envers sa mère s’était empirée. Elle était inutile, elle ne travaillait pas assez. C’était de sa faute, si l’héritage et la survie de l’entreprise avait été un succès, parce que les femmes n’étaient bonnes en affaires que sous la houlette d’un homme. Son apparence n’était plus celle du petit garçon parfait. Il commença à se teindre les cheveux, à enfiler des pantalons troués et des t-shirts si abîmés que les gens trouvaient « cool ». Ses notes, cependant, se maintenaient. S’intégrer parmi les pauvres ne signifiait pas qu’il devait les égaler en tous points.

La vérité, c’est qu’il les détestait. Il détestait ces pauvres qui ne connaissaient rien de la politique, des dernières technologies. Il détestait ces pauvres aux standards si bas qu’ils lui donnaient envie de pleurer. Il les détestait, si purement et simplement, que le fait de devoir trouver sa place parmi eux était un véritable calvaire. Mais cela n’avait rien à voir avec la haine qu’il éprouvait à l’égard de Jin Woo.

Au fil des ans, la déception et la tristesse avaient cédé la place à la colère. Une colère sourde, dévorante, contre laquelle il ne pouvait rien. L’incompréhension était sans cesse venue raviver la flemme de cette rancœur qu’il ne dissimulait plus, répétant à qui souhaitait l’entendre qu’il n’était qu’un « enculé de sa race », même si ces mots lui écorchaient les lèvres parce qu’on ne lui avait pas appris à s’exprimer comme cela. Suivaient alors les « t’inquiètes », « on va les baiser, ces enfoirés », « ils savent pas ce qui les attendent ». Parce que ces pauvres, naïfs comme ils l’étaient, pensaient pouvoir changer les choses. « C’est pas parce qu’on est pauvres qu’on peut rien faire. »

Mais pauvre, Seung Joo ne l’était que physiquement. Il était né riche, avait été éduqué comme un riche, parlait comme un riche. Plus important encore :  il pensait comme eux, et s’il avait une chance de récupérer sa place un jour, il le ferait coûte que coûte. Qu’importe le prix à payer. Après tout, il n'avait plus rien à perdre.