C'est Suzy au corps qui vacille, ce soir.
Suzy au goût d'oubli, qui se souvient du vide dès qu'elle s'endort, qui compense, en s'échappant de la chambre d'hôpital. L'enfant qui met la musique à fond dans ses écouteurs, qui marche pour oublier que depuis ce jour là elle ne fait que chuter, mourir le corps éclater contre des rochers. Alors elle laisse les basses remplir l'espace. Parce que ça lui donne envie d'avancer, de tenir ses promesses, de moins boire et de se préoccuper d'elle même. De pas trop merder. Elle fredonne en slalomant à travers la vie, à travers les ruelles de cette ville trop grande pour elle, elle et son petit corps frêle, meurtrit par l'écume et les trop plein d'oxygène. Avec son esprit qui divague sous un air trop connu de Sia, qui chante le refrain en sortant de la supérette. Elle oublie le monde. Elle oublie tout. Sa vie bordel. Son corps bordel. Son esprit bordel. Tout. Pendant longtemps, elle oublie, la belle. Le visage de Jin qui se tord, qui panique. Et les cris qui éclatent. Si fort. Si fort qu'elle en a tremblée de l'intérieur. Si fort qu'elle a parfois l'impression qu'ils lui vrillent encore les tympans. Même si elle n'y avait trouvé que l'écho d'un silence assourdissant. Un silence absolu brisé par le bruit des vagues. Puis, quand la main lourde vient se poser sur son épaule, l'empêchant de porter le bâtonnet glacé à ses lèvres, Suzy, elle s'attend presque à apercevoir le profil de Jae. Jae qui s'était fait un devoir de lui interdire tout ce qui pouvait constituer un risque pour elle, ses côtes endommagés, ses poumons et son diabète.

« T'as l'air perdue ma jolie, tu cherches un peu de compagnie? »

Mais Jae, même au meilleur de sa forme, n'avait jamais ô grand jamais sortit une phrase d'accroche aussi pathétique. Et elle était pas d'humeur Suzy, à composer avec le reste du monde. Alors elle réfléchit pas plus. Elle glisse son esquimau entre ses lèvres, la moue aguicheuse et le regard dédain, hausse ses épaules et adresse un fuck au groupe d'abrutis agglutiné sur leurs murets.

« Sorry not sorry j'ai autre chose à sucer ailleurs.»  

Et y'a plus que le claquement de ses pas contre l'asphalte qui résonne sous son crâne. Parce qu'elle prend plus la peine d'écouter. Parce qu'elle les a déjà oubliée. Parce qu'elle est comme ça Suzy, elle prend tout aussi vite qu'elle jette et brise aussi aisément qu'elle dédaigne. Avec un brin de vulgarité, avec un zeste d'autorité. Mais y'a la douleur qui éclate contre son flanc. Brusque. Soudaine. Paralysante, qui la fait crier et trébucher, tomber à genoux en portant une main contre ses côtes malmenées.

Pour qui tu te prends putain?!

Et sans doute était-ce vrai après tout. Pour qui se prenait-elle, la gamine européenne, à s'élever de son mépris même au plus noir de la nuit.

nuit d’ébène, nuit de velours. souffle algide d’un vent printanier dans les cheveux onyx, et jisu frissonne, enfouit son menton dans le col de son pull, enfonce ses mains dans les poches de son jean. tout de noir vêtu, il se fondrait presque dans le ciel charbon, ombre parmi les ombres que seule la lueur argentée d’un croissant de lune ramène à la vie.

il s’est glissé hors de sa chambre pour escalader le balcon, incapable de trouver le sommeil malgré une interminable journée de cours. il aurait voulu s’épuiser muscle après muscle dans de périlleuses ascensions, éreinter son cœur à ne plus avoir de souffle, laisser le soleil mourir à même sa peau du haut d’un toit, à la tendresse d’un crépuscule strié d’oranges et de violets. mais il était coincé dans un amphithéâtre à supporter les regards circonspects de gamins rongés par la curiosité. il ne s’y sentait pas à sa place, lui qui ne rêvait plus que d’évasion et de grand air. alors, ce soir, il ouvre grand ses poumons et s’emplit d’adrénaline, du haut de son immeuble miteux.

les yeux rivés tantôt sur le ciel d’encre, tantôt sur la rue où ne se pressent plus que de rares passants, jisu finit par discerner une silhouette qu’il voudrait ne plus croiser pour rien au monde ; suzy. tête haute, démarche audacieuse, la succube descend la rue d’un pas constant. et le garçon la suit des yeux, réprimant une moue de dégoût au souvenir de leur dernière rencontre. elle s’était barrée sans aucune classe, après l’avoir insulté au nom d’une fraternité bafouée, après avoir brossé ses chastes lèvres de sa bouche à ordures. comme ça. juste pour l’emmerder. pari remporté avec brio, puisque jisu en peste encore.

pourtant, lorsqu’un cri le ramène à la réalité, jisu n’hésite pas bien longtemps. à quelques pas de chez lui, suzy a été balancée à terre sans ménagement, d’un coup dans les côtes. une poignée de salauds se pressent autour d’elle en un cercle menaçant, et le jeune homme croit reconnaître certains profils qui ne lui plaisent guère ; de la racaille prête à en découdre avec tout ce qui bouge. connaissant suzy et sa furieuse manie de provoquer comme elle respire, il y a fort à parier qu’elle ne fera pas long feu entre les mains de ses nouveaux amis. ils cognent encore, plusieurs fois, et les hurlements suivent. jamais ce spectacle n’aurait délogé jisu de son poste d’observation s’il n’avait perçu dans chaque cri une douleur réelle, aiguë, à peine supportable. qu’elle souffre, la suzy, ça lui est bien égal ! du moins le croyait-il… car très vite, le voilà qui enjambe le balcon et se laisse glisser à l’étage inférieur, jusqu’à atterrir en bas de l’immeuble.

c’est mué par une curieuse soif de justice qu’il se précipite entre l’instigateur des coups et sa victime, étalée au sol. il ne réfléchit pas ; il ne réfléchit jamais. il se dresse simplement, poings levés et mâchoire serrée, dos à suzy, face aux agresseurs, prêt à en découdre.

« cassez-vous. c’est la mienne. »

la sienne. car il n’octroie qu’à lui seul le droit de lui refaire le portrait. il en a décidé ainsi, jisu : il dispose de suzy, de ses mots, de son corps, de son être tout entier tant qu'elle lui crachera son venin au visage. et il sera le seul à porter la main sur elle, parce que lui seul la hait pour de justes causes. alors il retient la main qui part encore, tord un bras, distribue quelques coups jusqu’à ce que les salauds détalent, laissant derrière eux le corps meurtri d’une suzy encore tremblante. jisu se penche alors, presque à regret, et secoue l’étrangère par l’épaule. « eh, ça va ? je te jure, si tu fais semblant je te termine avec une barre de fer. »

La douleur éclata entre ses côtes.
Un cri après, elle ne bougea pas, et ce fut comme si les cieux tentaient de lui brûler les épaules et ses paupières pourtant grande ouverte – mais ils n'y arriveraient pas, elle était bien plus forte que ça, et elle avait le soleil sur sa langue et qui battait entre ses côtes. Elle se recroquevilla Suzy. Elle n'était plus qu'une boule compact, son corps semblait se disloquer sous leur violence. Et sans doute était-ce le cas. Elle s'éboulait comme une statue vétuste, tremblante sur l'asphalte, le souffle soudain trop court, les larmes dévalant ses joues. Le pétillement de son iris éclata une dernière fois dans ces milliers de chocs de malice avant de s'allonger, éteint presque, éreinté sûrement.

Elle était soudainement si fatigué Suzy.
Epuisée de cette boucle éternelle qui s'écoulait sans halte, moment de paix et de douleur qui se succèdent sans qu'elle ne puisse y mettre un terme. Et elle se sentait si lasse, alors que sa voix se confondait avec ses sanglots. Si lasse qu'elle ne comprit pas immédiatement que la pluie de coups avait cessé avant qu'on ne vienne la secouer.

« Me touches pas ! »

Elle avait eu un léger mouvement de recul – si léger, à la limite du perceptible, au seuil de l’invisible. Par instinct, pas réflexe aussi, comme une protection qui venait d’impulsion lorsqu'elle sentait l’hostilité drapée de douceur se fracasser contre son visage. Oh, elle ne l'avait pas reconnut de suite Suzy - et elle pulsait si fort soudainement, là, juste aux creux de sa poitrine, sa peur,  qu'il lui sembla que que se redresser lui prit des heures. Jisu. Elle le dévisagea avec une méfiance retenue.  Elle savait bien qu'il ne la méritait pas, qu'il était celui qui l'avait sortit de là, elle l’avait vu niché aux portes de son regard à la première seconde où elle l’avait posé sur lui – ce n’était qu’un jeune homme, un garçon, avec des principes, des attentes, des limites. Suzy frémit en portant un doigt à son oeil gonflé, elle voulait le remercier, et peut être s'en aller. A prétendre que rien n'était arrivé, qu'il s'agissait d'un mauvais souvenir surgit du passé.
Un parmi tant d'autres.

Suzy, Suzy. Elle se redresse maladroitement et se raccroche au muret pour ne pas s'effondrer, son regard se posant sur Jisu, avec l'air de celle qui ne savait pas trop quoi en penser. D'ordinaire, plus il parlait, plus mademoiselle souriait. Plus elle trouvait le moyen de tordre ses mots pour qu'ils abondent dans le sens qui l'arrangeait. Pourtant il y avait quelque chose de cru dans toutes cette scène. Quelque chose d'aussi simple que complexe chez un homme qui tente de sauver votre vie en prétendant quelque chose d'aussi absurde qu'une quelconque possessivité.

« Merci.»  

C'est un peu trop - c'est un peu trop inhabituel, un peu trop machinal, si bien que ça la fait grimacer, mais, quoi qu'elle en dise, elle ne pouvait nier le souffle de reconnaissance qui caressait les braises encore chaudes de sa conscience. Elle avait cru mourir une seconde fois. Elle en avait heurté sa peau de lait si fort cette fois, que le tremblement agitant ses mains ne s'arrêtait pas.

merci.
le temps s’arrête.

merci.
et c’est tout un monde qui s’ébranle.

château de cartes soufflé sans crier gare, au hasard d’une ruelle un peu trop sombre, un peu trop sale. soudain, les convictions ne sont plus que ruines, débris de préjugés construits à la hâte. et jisu s’en sentirait presque mal. presque… car elle a toujours cette moue de dégoût accrochée aux lèvres, toujours ces yeux durs et cet aura tout entier qui veut hurler son orgueil. mais aujourd’hui, genoux tremblants et visage abîmé, appuyée tant bien que mal contre un muret pour se soulever, suzy a perdu de sa superbe. au milieu d’un silence irréel, le rire de jisu s’élève en de tendres notes. il est là, le comble de leur haine. il se manifeste comme une plaisanterie de mauvais goût, la blague de trop dont on préfèrerait se passer. paroxysme d’ironie, c’est à la noirceur des bas quartiers, aux tréfonds de la misère, à l’encre d’une nuit sans espoir, que tombent les masques. parce qu’il fallait ne plus discerner que des ombres aux contours incertains pour ouvrir les yeux sur le visage de l’étrangère ; suzy est capable d’amabilité.

il rit, le visage renversé vers le ciel comme pour le prendre à témoin, il rit jusqu’à ce que ses poings se desserrent d’eux-mêmes, jusqu’à ce que l’adrénaline qui dictait ses gestes s’évapore. et enfin ses orbes noirs glissent sur le visage de la jeune fille, caressent d’un regard nouveau ses traits peu communs, finissent leur course sur l’œil gonflé. à ses cris, à ses larmes, jisu devine sa douleur. mais sans trop savoir pourquoi, il n’a pas envie de la laisser se traîner jusqu’à chez elle. peut-être parce qu’un simple merci remet en cause le fondement même de l’aversion qu’il entretient à son égard depuis toujours ? peut-être parce qu’il a trop bon cœur, quoi qu’elle pense ? peut-être parce qu’il se sent l’âme chevaleresque, ce soir ? peut-être parce que, au fond,  il a eu peur pour elle ? peut-être à tord, jisu passe un bras autour de la taille de suzy, l’empoigne de sorte qu’elle se repose sur lui plus que sur ses jambes flageolantes, et lui adresse un regard sans appel.

« juste pour cette nuit, on oublie tout. »

on oublie les insultes. on oublie les coups bas. on oublie que se déteste. on oublie qui on est, ce qu’on est, ce qui fait qu’on a jamais su s’aimer.

et malgré ses gémissements de douleur, il la soulève et la porte jusqu’au pied de l’immeuble. « je t’emmène chez moi, qu’on s’occupe de cet œil… » son regard s’attarde sur le visage amoché, puis sur le corps encore tremblant. « et du reste. » mais au moment de pousser la porte, le jeune homme réalise qu’il s’est trop précipité pour penser à ses clefs. juron. soupir agacé. « bon. bouge pas, je vais ouvrir. » il la relâche presque doucement et contourne le bâtiment pour attraper l’escalier de secours et se hisser au premier balcon. et comme depuis des années, il suit le même chemin que toujours, balançant son corps en une danse agile et rapide, et de gestes précis il atteint la fenêtre du troisième étage pour s’y faufiler en silence.

puis vient la cavalcade ; on s’empare du trousseau et dévale les marches quatre à quatre jusqu’au rez-de-chaussée. c’est un jisu essoufflé qui ouvre à suzy, pour agiter triomphalement les clefs sous son nez. « t’es plutôt team ascenseur ou escaliers ? » il ricane et attrape la demoiselle pour la remettre sur pieds. oui, ce soir, il se sent prêt à faire quelques efforts.

Il rit.
Son hilarité résonne jusque dans la poitrine.
Elle ne le quitte pas du regard. Son front a cet éclat soudain, ses mèches sombres se mêlent aux ombres ; et elle ne se détache pas de ses yeux, ses yeux trop incertains, incandescent. Elle le contemple, juste. Et laisse sa haine s'écouler dans ses veines. S'étendre. Se suspendre. Le souffle court et le coeur vibrant. Avec son pouls qui bat contre ses tempes, ricochet de sa démence. Il grimace un sourire. Ce même petit sourire en coin, moqueur qu'il lui avait offert le premier jour.
Suzy, elle frémit.

Il lui offrait une parenthèse. Leur parenthèse.  Mais le problème avec les parenthèses, c'est qu'elles vous accrochent au dessus de votre vie. Et peut-être que mademoiselle n'aurait plus envie de retrouver la sienne. Ni maintenant ni jamais. Parce qu'elle y verrait quelque chose de beau. Quelque chose qui valait la peine d'être exploré. Quelque chose qu'elle apprécierait et qui mettrait en avant les fondement de son ignorance. Tout ce qu'elle s'était efforcée de rejeter pour ne voir que le mauvais.

« D'accord, on oubli tout.»

Et c'était comme y ouvrir son âme.
Se livrer à un rêve empoisonné où les noires profondeurs tapies sous la mélodie des rires annoncent la plus cruelle des infamies, le plus douloureux des soupirs. Comme si on échangeait la sauvagerie pour du vide. Un néant douceâtre envahit de "peut-être" tout aussi létal.Un concentré d'éros et de thanatos dont la robe de joie n'avait d'égal que la profondeur de leur trépas. Avec son regard qui glisse avec quelque chose de nouveau, ses mains qui agrippent et tiennent sans aucune agressivité et Suzy qui se laisse porter, qui dérive sur les rives de son Styx personnel sans aucun appel. Parce qu'elle en avait besoin. De ses mains, de sa voix à son oreille, de sa présence de son soutient. Elle avait besoin de cette solidité qu'elle peinait à reconstituer, de cette minute où elle n'était rien si ce n'est une femme égaré dans toutes ces choses qu'elle peinait à formuler. Dans tout ce qu'elle s'efforçait à ne pas éprouver.  

« T'es pas obligé de faire ça.»  

Mais ça sonnait si faux soudainement, toute cette prétendue distance. Tout ce pseudo-acharnement. Alors qu'elle peinait à avancer sans son bras autour d'elle. Alors qu'elle ne fit même pas mine de bouger lorsqu'il l'abandonna sur cette dernière promesse. Parce qu'elle lui découvrait des gestes qu'elle ne lui aurait jamais soupçonné, comme s'il était réellement capable d'autre chose que cette prétendu stupidité. Un bonté dissimulée sous des litres et des litres et de rancoeur justifié. Une désinvolture qui la fit sourire lorsqu'il lui ouvrit en lui brandissant ses clefs sous le nez. Un sourire qui grimpait jusqu'au regard, avec cette moquerie presque tendre qu'elle ne se soupçonnait pas.

« Ascenseur, je crois que je réussirai pas avec les escaliers.»  

Elle se sentait comme une gamine, une Suzy d'autres fois, qui se sentaient libre d'enlacer un père aimant lorsque quelque chose n'allait pas. Avec son bras qui s'enroule autour de sa taille, et son corps qui vacille contre le sien. Avec cette envie de sourire encore, un peu, comme si au fond, rien n'avait plus d'importance. Malgré le sifflement douloureux qui lui échappe lorsqu'elle tire sur ses côtés éprouvées, lorsqu'elle vient appuyé sa tête contre son épaule une fois les portes de l'ascenseur refermées.
Parce que rien ne comptait, au sein d'une parenthèse.

seconde après seconde — métronome adagio — on s’élève aux septièmes cieux. on perce les nuages, on crève le ciel pour échapper à la pluie et retrouver la lumière. alors que le corps de suzy disparaît entre les bras puissants, ses grognements étouffés contre le cou du jeune homme lui font hausser un sourcil. « blessée ? » le ton est doux, presque compatissant, et jisu s’empresse de soulever l’occidentale dans ses bras, dans l’espoir de la soulager. c’est étrangement facile d’oublier leur passif. c’est étrangement naturel, pour une haine aussi viscérale. sans doute sont-ils tous deux lassés de se battre sans but.

les portes coulissent dans un grincement caractéristique des immeubles du quartier sud, et jisu s’en extirpe aussitôt, un bras autour des épaules de suzy, l’autre enserrant le creux de ses genoux. tant bien que mal, il se débat avec la serrure de l’appartement qui les accueille dans un silence oppressant. jisu laisse glisser sa protégée d’un soir sur le canapé et s’éloigne le temps de verrouiller la porte et fermer les fenêtres. il fait un peu froid, un peu sombre, mais qu’importe. elle devra s’y faire. « bienvenue dans mon palace. enfin… tu connais déjà. » remarque anodine, en référence à l’époque heureusement révolue où son frère la laissait prendre ses aises bien plus fréquemment qu’il ne l’aurait voulu. « j’espère que tu t’en souviens un peu parce que les plombs ont encore sauté. » il s’affale à côté d’elle avec un sourire mesquin, passe une main dans sa tignasse brune et pousse un soupir, à mi-chemin entre fatigue et excitation. parce que ça fait si longtemps qu’il n’a reçu personne ici. tellement longtemps qu’il n’y voit plus que sa mère, coincée entre la télé et une bouteille, ou il nam, quand l’envie lui prend de jouer les bons samaritains en filant un coup de main ou d’argent. tellement longtemps qu’il ne sait plus par où commencer.

« tu veux boire quelque chose ? »

il lui semble que ça ressemblait à ça, autrefois. alors il se lève, tâtonne jusqu’à la cuisine et ouvre le frigo avant d’éclater de rire devant son contenu. ou plutôt son absence de contenu. « bon bah laisse tomber, ce sera un verre d’eau ! » il s’empare tout de même d’un paquet de légumes surgelés entamé et l’enroule dans un torchon avant de retourner dans le salon, verre à la main. silencieux, il le dépose sur la table, devant la jeune fille, et se rassoit à côté d’elle.

on ne le reconnaîtrait plus, jisu. d’une main douce, il chasse une mèche folle et la glisse derrière l’oreille de suzy, balaye sa joue de la pulpe tiède de son pouce avant de venir presser le paquet contre son visage. et ses mains encadrant sa mâchoire, il ne peut qu’attendre en silence, en détaillant minutieusement les traits de son invitée ; ses grands yeux sombres, ses longs cils qui semblent étirer son regard à l’infini, sa peau blême, rougie par endroits d’égratignures, ses lèvres roses et sa mâchoire volontaire.

Suzy.
Il faut avouer qu'elle n'est guère habituée à ce qu'il se préoccupe d'elle de cette façon. Elle n'arrive plus à le cerner et  encore moins à expliquer ce qui se passe entre eux deux. Mais la notion du temps et d'espace n'a plus d'importance lorsqu'elle le regarde lentement la soulever. La porter. C'est instinctif, presque naturel, cette légèreté soudaine

« Ah.»

Comme une bouche entrouverte. Ah, comme son œil hébété. À force, elle avait crut le connaitre. Elle avait crut pouvoir dessiner les yeux fermés la forme de sa nuque, prévoir précisément ce qu'il allait dire ou faire. Elle haussa les sourcils, l'air contrite, avec une petite moue ironique, juste ce qu'il fallait pour ne pas faire étalage de son soulagement. Suzy était une fille terriblement prévisible en théorie. En théorie. Comme si l'allure folle de sa course, ses airs de sauvageonne ne l'avaient pas impressionné. Non, de tout les gens — et ils étaient nombreux — que Suzy avait connus, rare étaient ceux à avoir été témoins de sa vulnérabilité.

Les yeux déclinent, le menton glisse. Elle se tourne à peine, lorsqu'il la dépose sur le canapé, le regarde à demi-mot. Ses grands yeux sombres parcourent ce visage, suit les courbes de ces cernes, arpente ces mèches en bataille pour redescendre le long de son torse, jusqu'à englober le désordre ambiant qu'elle n'avait plus entraperçut depuis bien longtemps. Elle est curieuse Suzy, distraitement accoudée au dossier du canapé, avec cette moue espiègle qu'elle emmène toujours au coin des lèvres.

« Je devrai pouvoir m'y faire.»

Elle ne lui demande même pas pourquoi. Pourquoi il si doux en cet instant, pourquoi ils ne parvenaient pas à l'être plus souvent ; elle se permet juste ce léger regard curieux accroché aux paupières. A secouer son rire comme un grelot en constatant le vide de son frigo. Elle était bien là. A mit chemin entre la douceur et la moquerie amical, à grimacer sans grande douleur lorsqu'il vient prendre son visage en coupe et y appuyer le paquet glacé. A en soupirer, sincèrement soulager. Et c'est sa langue qui claque, c'est innocent, c'est impétueux, c'est orgueilleux. Elle le dit avec un peu de retard - parce qu'elle était occuper à se perdre dans son regard-  mais elle le dit, parce qu'elle a besoin de ce rire, parce qu'elle ne fait pas exprès, parce qu'elle le retire de sa chaude étreinte par ses mots qui sourient.

« T'es doué quand tu joues les infirmiers.»  

Quand tu lui fais du bien, de la tendresse de tes mains.
Mais qu'en ferait-il, du sourire de Suzy? De ses courtes boucles brunes, de ses larges courbes de femmes, ses hanches, sa taille, ses cuisses, ses poignets et puis, cette rondeur, cette douceur qu'on couvait du regard, même ses lèvres pleines, sa bouche de femme, son âme de femme, son parfum de femme - Suzy, elle parvenait presque à être charmante lorsqu'elle ne se montrait pas insolente.

y a ces yeux qui sourient. y a cette bouche qui pleure. y a la fraîcheur de sa peau et la tendresse de ses mots, des caresses à en secouer les échines. lui, elle ; eux. c’est un peu trop doux, un peu trop tiède, on n’a pas l’habitude, mais on pourrait la prendre. parce qu’à leurs regards qui se dévorent résonne la symphonie des silences ; lui, elle. eux.

une fossette vient creuser la joue du garçon lorsque à ses œillades malicieuses il saisit l’ironie de sa remarque. « ah, rit-il, y a encore tellement de choses que tu ignores, ma pauvre. » tendresses et badinages. l’œil accroche la lippe sanguine et s’en délecte, vole d’une épaule à l’autre, se pose contre une hanche pulpeuse et s’attarde à la courbe d’une fesse. elle est bien formée, suzy. elle transpire la féminité par tous les pores de sa peau, par chaque geste et chaque mot. elle dégage l’aura conquérante des femmes modernes, femmes d’un monde nouveau, femmes de pouvoir. elle prône la sensualité jusque dans l’éclat de ses pupilles, et si jusqu’à présent ses charmes ne l’avaient jamais dérouté, tout semble lui crier ce soir qu’il ne reste plus qu’un pas pour s’y abandonner sans retenue.

embrasser suzy. une envie soudaine qui lui prend comme s’il n’y avait plus de temps à perdre, parce que ça fait déjà trop longtemps qu’ils se mènent la vie dure. enlacer suzy. comme pour briser la distance qui fait d’eux des étrangers. déshabiller suzy. et ne plus avoir de secrets l’un pour l’autre ; malmener sa pudeur et dévoiler son essence. posséder suzy. à coups de râles, coups de reins. ce sont des flashs, une succession d’images sans queue ni tête, pelle-mêle de couleurs et de lumières surgissant de nulle part. jisu, happé par l’appât de pensées interdites, finit par détourner le regard avant de vider le verre d’une traite.

reprends-toi putain.

il repose le sachet gelé sur la table, esquisse un sourire à la limite de la réserve et prend sur lui pour que sa main ne tremble pas lorsqu’il la pose sur les côtes de suzy avec une délicatesse d’enfant. « montre-moi ça. » dit-il simplement. « ça te fait encore mal ? »

Suzy.
Du désir, elle en avait plein la bouche.
Du désir, elle en buvait dans le creux le plus tendre des torses, elle venait le chercher du bout de ses doigts d'or dans la chair blanche un cou et c'était ses coups d'amour qui en récoltaient les soupirs. Le désir, c'était le bassin de Suzy, c'était ses mains, c'était ses yeux même et pire – son sourire. Le désir, il y en avait dans l'air qu'elle exhalait entre deux baiser, elle y en avait dans cette salive devenue alcool, dans cet alcool devenu hydromel – le désir, c'était sa peau, c'était sa chaleur, c'était cette ardeur qu'elle piquait d'attention tout au long d'un dos.
Le désir, c'était Suey – ou presque.
Suzy était l'excès, et c'était probablement plus grave que le désir seul sur sa langue.

Elle avait le sourire sur ses lèvres et sur ses yeux.
Elle avait le sourire et la joie qui baignait son corps de sirène lorsque les bulles de leurs taquineries éclataient dans le confort de leurs moqueries. Ce rictus espiègle, il lui seyait mieux que la plus délicate des nudité – était fait rien que pour lui. Elle en avait cette certitude, car Suzy était toujours certaine de tout, et surtout des choses les plus fausses, comme ses mensonges. Mais la situation actuelle – du désir – n'était pas faite pour lui montrer ce qui tambourinait dans son avarice, sa gourmandise ou sa luxure. Elle ne voyait plus que lui. Que Jisu. Celui qui la tenait comme une chose infiniment délicate - cassable. De ses yeux qui voyageaient - de ses doigts à ses lèvres. C'était une intrusion spontanée, délicieuse, mais profondément dérangeante. C'était de la nouveauté, une grande nouveauté  pour celle qui hésitait, désirait  – et elle souriait , c'était irrépressible, deux morceaux de charbons brûlant à la place des yeux, elle attrapait une mèche de cheveux, l'enroulait autour de son doigt.

« Je n'aime pas rester ignorante .»

Dans cette presque douceur.
Dans son comportement.
Elle prit une courte inspiration, s'écarta une brève seconde.
Et sa main sur sa hanche – qui crispe, de douleur, de chaleur, d'envie et de désir, les yeux qui se lèvent vers son visage, c'est un souffle lâché presque pour lui même, un léger soupir du bout des lèvres.

« Oui, je suis tombé avant hier et je me suis fêlée les côtes.»

Puis elle souleva doucement son haut, dévoilant la tâche bleu qui virait au mauve. C'était une sensation particulière, un engourdissement des sens et une douleur cuisante, qui se soulevait à chaque inspiration, à chaque frémissement.

« Mais j'irai à l'hôpital demain, sauf si tu me mets dehors avant.»  

Il y avait une interrogation dans l'accent chantant de son ton - comme si elle se posait sincèrement la question. Comme si elle doutait encore dans la persistance de leur entente. Elle avait les yeux grand ouvert sous la vaste toile de ses paupières, son visage incliné vers le sien: Est ce que je peux rester avec toi? C'était tout ce qu'elle ne demandait pas, tout ce qu'elle n'osait pas formuler alors qu'elle craignait de finir esseulée.