Le quartier sud.
Le cuir du canapé est comme une mer souple et Suzy est songeuse, prise dans le roulis duveteux de ses pensées et des coussins. Ses doigts pianotent sur la surface de bois, sans rythme et sans grâce. Elle laisse les cartes glissés sur la surface vernis, formant un éventail de papier cartonner de part et d'autre de son verre déjà bien entamé. Il y avait Suzy et ses boucles éparse relâchés dans un rideau irisé, Suzy et sa cigarette au coin des lèvres, ses mimiques, ses regards, son rire, ses éclats de voix et puis, ce petit rien, cette odeur, cette douceur qu'on effleurait à peine du regard, mêmes ses propos acerbes, son timbre un peu rauque, ces phrases lapidaires qui franchissaient le seuil de sa bouche, cet insolent bouts de chaire. Oui - au coeur de la foule estudiantine, Suzy n'était plus la même.

Elle n'était que les allés et venus de la tige d'une cigarette entre ses lèvres, la tension omniprésente des tours de cartes sur la table, les saccades de sa respiration. Elle n'était plus que le roulis tendre de la brise sur le grain de la peau, le frémissement délicat d'une paupière, le frisson irrépressible sur la courbe d'une échine. Il n'y avait plus à s'éloigner du monde et de son prochain, il fallait seulement suivre les cartes des yeux, tout enregistrer, tout mémoriser, tendre son esprit comme une corde invisible.
Oui, tout se limitait à ça.

«vous jouez comme des bleus les gars »

D'ailleurs, le Bonto était un bon exercice pour accompagner un après midi en présent de parfaits inconnus. Bonto, c'est le nom que prend la lame qu'on glissera sous votre gorge, celle qu'on ne sort que pour les rivalités désuètes ou les jeux d'argent. Et Suzy aimait les complications. Juste les complications et non pas les jeux d'argents. Effleurer la limite du bout des doigts juste pour savoir jusqu'à quel point elle pourra la franchir avant qu'un tierce se sente contraint d'intervenir. Elle aimait se dire qu'elle les dupait, tous autant qu'ils étaient. Que ses adversaires soient jeunes ou vieux, riches ou miséreux, ici comme ailleurs elle était reine, et tout en était plus simple. A chaque mouvement de main, ses pensées s'ordonnaient, les choix se simplifiaient alors que l'oxygène se raréfiaient et les réponses arrivaient avec la nouvelle bouffée de la blonde blottie entre ses doigts. Une femme ne se souciait pas des limites, elle les transcendait.
Madame allait encore plus loin, elle les réinventait.

Suzy.
Elle retourne la carte d'un geste sec. Elle parait si frêle que la regarder trop fort pourrait la renverser de son siège. Elle a le rire d'une enfant, constate-t-on lorsque la reine de coeur se retrouve coincée entre ses doigts. C'est à n'y rien comprendre. Quand on la voit, là, comme ça, on pourrait presque la confondre avec une autre. Une simple étudiante parmi tant d'autres. Ses yeux peignent des monts colorés et des éclats de rires clairsemés. Et alors qu'elle quitte son assise avec son verre entre les mains, abandonnant ses gains à la bande de gamin, un corps vient percuter le sien, rude, si rude que son verre vient se déverser sur le tee shirt du concerné.

«Tu ne peux pas regarder où tu vas?»  

Et sans doute aurait-elle eut la grâce de s'excuser, si Jisu n'avait pas été sa rencontre inopiné.

un de ces jours à crever les nuages. un jour à dévorer la terre, un jour à courser le vent et éblouir le soleil. un jour où tout semble encore possible. jisu, lui, se brûle les yeux au sommet des toits, domine de toute sa hauteur le quartier de ses peines. hier encore il courait dans ces rues, rentrait couvert de bleus et d’échardes ; gamin ignorant qui se laisse vivre. aujourd’hui, le cœur gonflé d’espoirs et la tête haute, il court encore. il court au-dessus du sud et de sa misère, là où chaque pas ne rime plus qu’avec insouciance et beauté, et rien ne peut l’en déloger.

jisu, sombre silhouette assise à la tranche d’un toit, les pieds dans le vide et le regard perdu sur les monstres de ciment et leurs ombres fabuleuses, étirées à perte de vue par un soleil couchant. il s’attarde, silencieux, en appui sur ses paumes écorchées par son ascension mortelle,  et au fil de ses pensées se profile l’ombre d’un sourire attendri. peut-être, après tout, que tout n’est pas écrit. peut-être est-il encore maître de son destin.

et le rêveur se soulève, se redresse et s’étire, bras grands ouverts à embrasser le ciel bordé ses premiers mirages ; par-delà les nuages s’imprime un croissant blanc, arrivée délicate d’une lune dénuée d’apparats. jisu ne regarde déjà plus, tout occupé qu’il est à scruter l’écran son portable. dix-huit heures vingt, deux appels et un message. ça y est, un peu de retard et déjà les gars s’affolent ; à croire qu’on ne peut pas boire sans lui. et sans prendre le temps de rappeler, ne soit-ce que pour rassurer ses compagnons de beuveries, jisu s’échauffe, prêt à reprendre la route. les bâtiments défilent à petites foulées, puis quelques acrobaties, un saut en plein vide, et comme ses pieds s’écrasent lourdement sur le sol le jeune homme retourne à la réalité. il ajuste la capuche de son sweat sur ses cheveux emmêlés et se mêle aux passants, s’enfonce dans les quartiers d’autrefois et d’aujourd’hui, jusqu’à gagner l’établissement de toutes ses frasques. le qg des idéaux, le ventricule des agitateurs, le freak show et sa flopée d’habitués.

et voilà que la musique le happe, pouls régulier d’une basse un peu trop forte, ambiance néons et vapeurs d’alcool encore timides, et adressant parfois un sourire à quelque vague connaissance jisu se fraye un chemin jusqu’à la table habituelle. les gars s’y épanchent, rires un peu gras et dégaine de voyous, de bons garçons un peu paumés, un peu crades, un peu désillusionnés, peut-être même un peu bourrés, un peu trop tôt, un peu trop vite. quartier sud, les verres s’enchaînent trop vite pour qu’on les compte. et il y a ces verres qui se vident sans prévenir, comme celui que jisu se prend en plein torse, précédé d’un corps un peu trop vif, un peu trop flou au milieu des jeunes étudiants.

« aisssh. » jisu serre les dents, agacé, et ses yeux remontent de son plastron à celui du fautif - de la fautive - glissent sur ses courbes et s’ancre au visage coléreux d’une gamine qu’il ne connaît que trop bien. et s’il aurait pu taire l’affaire d’un haussement d’épaules, il est hors de question qu’il laisse cette folle lui attribuer la responsabilité de l’incident. « ah putain, encore toi. on peut jamais avoir la paix. » le ton est dur, les mots acerbes ; pour cette emmerdeuse il ne prend pas de pincettes. « allez tire-toi de ma vue avant que j'te fasse nettoyer tes conneries. » d’un coup d’épaule, il envoie balader l’importune et la dépasse.

Des garçons comme ça devraient être interdits.
Jisu mériterait la prison pour outrage à la pudeur par sa simple existence. Sa démarche est un strip-tease, il est un incendie à ciel ouvert, ses cheveux appellent une étreinte qui ne vient pas, tout en lui cherche à provoquer le délit. L’attentat aux mœurs n’est jamais loin, quand il sourit, ses dents blanches prêtes à épouser toutes les bouches. Tout ce que Jisu a, Suzy le dédaigne, tous ceux qui le touchent, elle veut les toucher, et elle veut Jisu, aussi, ça va sans dire.
Mais Jisu a quelque chose que les autres n’ont pas.

« sinon quoi? »

Ce qui est différent, c’est que Suzy le déteste. Elle déteste tout ce qui chez lui est digne d’être aimé, tout ce qui séduit en lui. Il faudrait passer son visage au vitriol et lui couper une main, le mutiler, en faire un bout de rien, pour que Suzy soit la seule encore à pouvoir le supporter. Elle hait la simple idée que ses pensées puissent graviter autour de lui, comme aimanté, une petite version édulcorée d'un idéal, une version masculine qui pourrait plaire plus qu'elle ne le voudrait, être plus charmante et plus charmeuse. Chaque sourire qu’on lui arrache est une occasion perdue. Elle a l’impression que Jisu le salopard ne fait que lui voler ce qui lui appartient de droit ; c’est à dire tous, c’est à dire vous, c’est à dire tout. Son énergie, son intérêt, son attrait. Il y a beaucoup trop de Suzy dans l’air, ce soir. Le crime parfait pourrait prendre place à cet endroit, et il pourrait aussi bien être un viol qu’un assassinat.

«Tu me forcerais?»  

Sa voix se fit plus basse, plus sensuelle, presque taquine. Suzy avait relégué son surnom, Princesse pour sa gueule d'angelot tombé de son balcon, Suzy pour la noirceur abyssale de sa chevelure, Suzy pour ses glorieuses années, Suzy pour cet homme là, en face d'elle, dont elle se rapprocha,  qui ne savait pas quoi faire de ses pieds. De son corps, de son esprit et qui pataugeait dans la stupidité. Ses yeux ne décrochaient pas de l'autre. Suzy pour son calme, toujours calme.

Elle tourne son visage vers le sien d'une pression de l'index. Sa peau n'a plus cette odeur forte, capiteuse qu'elle lui connaissait si bien, riche de cette liberté dont il s'était trop souvent enivré - sans doute lui seyait-elle mieux que n'importe quelle autre. Ce soir, il y avait tout autre chose, une effluve rance, entêtante, boisée et familière: un mirage alcoolisé, de vice encrassé, et de faim égoïste. Suzy. Elle glisse ses doigts contre la peau échauffée de son cou; remonte vers l'oreille en une douce caresse, légère. Elle laisse sa paume épouser la rondeur de sa joue, souffle un rire brûlant contre le grain familier. Elle arque un sourcil moqueur, pique un un vestige d'attention sur la toile blanche de son front; elle agite ses boucles brunes, un petit mouvement de femme contrarié, d'enfant ennuyé, qui ternit le regard, secoue ses épaules, ricoche contre le visage de Jisu comme un échos.  

«T'es pas foutu de faire quoi que ce soit par toi même chéri»

Et elle riait, fort. Les épaules tremblotantes, la délicieuse bouche grande ouverte et ses cheveux éparses.
Elle le détestait.

balayer suzy d’un revers de main. la dégager d’une pichenette, comme pour chasser une poussière. quelle naïveté… suzy, c’est cette fille dont on ne se débarrasse pas, ou du moins jamais vraiment. la bouloche d’un pull. le chewing-gum sous une semelle. la merde de chien sur un trottoir. on préfèrerait éviter de la croiser mais on n’en a pas vraiment le choix, parce qu’après tout, suzy, elle s’accroche à tout ce qui lui tient tête. p’têt bien qu’elle s’ennuie. p’têt bien qu’elle est perdue, la française avec ses yeux trop grands et sa peau trop claire. grands yeux, grande gueule, grande conne ouais. et d’un regard méprisant, jisu toise l’étrangère.

il refuse qu’on lui impose ça, cette énorme peste et ses airs de duchesse, ses airs d’ailleurs, ses airs de mijaurée, ses airs de fille qui n’a pas pris assez de claques pour comprendre qu’elle ferait mieux de la boucler pour laisser les adultes parler. oh oui, il la méprise, la belle insolente, il hait sa gueule d’ange et son allure décomplexée, il vomit sa voix empreinte d’érotisme et chacune de ses provocations. et quand la main s’attarde à même sa joue, jisu réprimerait presque un haut-le-cœur.

ignorant son rire, ignorant ses caresses, il attrape son poignet d’un geste vif, comme brûlé au contact de leurs épidermes embrasés. brusque, autoritaire, jisu repousse l’audacieuse, fait claquer sa langue contre son palais, simple manie agacée. pour qui elle se prend, celle-là ? à l’entendre, on pourrait croire qu’elle le connaît. et pourtant… pourtant, c’est bien la dernière chose à lui dire pour donner le change, parce qu’ici, quartiers sud, on n’a jamais rien tant qu’on ne fait pas soi-même. à s’exténuer à la tâche, à s’abîmer corps et âme, à y perdre la vie, on se défonce au travail et on apprend à ne jamais compter que sur soi. mais ça, c’est p’têt trop dur à concevoir pour l’étrangère.

« dans ce cas, tu t’occuperas de ma lessive. »

sans plus attendre, jisu enlève son sweat, arrache son tee-shirt trempé et le balance à la gueule de la gamine. regard furieux, gestes sévères, charisme exhalé au détriment d’une pudeur oubliée. il ne se rend pas compte, l’insouciant, des regards qui s’attardent, des inconnus qui dévisagent. il ne mesure pas la portée de sa voix lorsqu’il s’exclame encore : « toute façon tu dois être sacrément limitée aussi avec ta mentalité de petite conne. les mecs c’est tous des abrutis, ça pense qu’à boire et baiser, c’est ça ? t’es pathétique, j’hallucine. »

Un jour, quelqu'un dit à Suzy : « Je te hais, Suzy. » C'était peut-être un homme, peut-être une femme ; peut-être un garçon, peut-être une fille. Peut-être aussi qu'il ou qu'elle pleurait lorsqu'elle cracha la sentence. Peut-être bien qu'elle riait, peut-être qu'elle se tordait cette personne, quand elle dut prononcer les mots de la peine. C'était peut-être un jour, peut-être une nuit – c'était peut-être ici, ou bien là bas ; ailleurs, qui sait ? Peut-être dans ses draps – ou bien, dans ses bras. Peut-être que cette personne avait de bonnes raisons, mais peut-être que c'était juste un coup d'éclat, une impulsion, presque un désagrément passager. Peut-être que Suzy était en tort, peut-être qu'elle avait fait du mal – peut-être, c'est moins sûr, qu'elle n'avait rien fait. Peut-être qu'elle n'avait pas compris pourquoi, peut-être qu'elle avait bien compris les mots.

Pourtant, Suzy était brûlante.
Pourtant, Suzy était de ces astres exubérants et ostentatoires, qui irradient leur chaleur tout à fait égoïste pour qu'elle se cogne contre les chairs ; elle était de ceux dont les mots volent vite et dérobent encore plus vite, dont les mots tournent toujours, dont sa présence envahit et écrase par une grandeur qu'elle s'invente – elle fanfaronne, Suzy. Suzy était de ceux qui voulaient briller trop fort. Suzy aimait ce qu'elle procurait aux autres. Elle aimait la femme qu'elle devenait, la femme qu'elle n'était pas aussi. Suzy ne changeait pas. Jamais.

« non, il y a des hommes formidables, des types respectables bourrés de charme et des qualités. Des mecs à qui on a envie de s'intéresser. »

Elle attrapait son haut pour le serrer dans son poing.
Suzy s'approchait encore et encore. Contre lui.
Suzy qui fonctionnait toujours ainsi, lentement, elle prenait place dans la vie des autres. Elle y entrait puis ressortait aussi vite. Et alors, dans un léger bruit de gorge, comme elle s'amusait parfois à l'époque, elle se glissa à ses côtés, penchée sur l'oreille délicatement ourlée. Quand elle sentit la peau fraîche de Jisu, contre celle brûlante de sa joue, son rire d'ivresse se fit ténu, comme son insouciance. Elle effleurait alors la chaire lunaire de la caresse de son souffle.

«Et puis y'a les types comme toi, ceux qui abandonnent leur frangin sans un regard et qui se pensent "exceptionnel".»  

Elle était comme une tumeur qui n'a jamais disparue. On ne la voit pas, mais on sait qu'elle est là et qu'elle s'accroche. Elle est insupportable et noire, et elle ronge petit à petit, elle s'agrippe à votre peau et vous êtes contaminé. Suzy est une tumeur qui vous bouffe le cœur et le donne en chair à pâtée aux vautours. Elle contient du poison mais tant mieux si tout le monde souffre autour d'elle. Jisu aurait pu garder son côté je m'en foutiste, il aurait pu tout simplement faire comme d'habitude, l'ignorer, lui claquer la porte au nez.

« Alors oui, toi t'es merveilleux chéri»

Et elle le bousculait d'un mouvement de hanche, abandonnant ses vêtement tachés dans la poubelle pour commander un nouveau verre.

mots crève-cœur, démarche fauve ; là où suzy passe la vie trépasse. féline victorieuse, elle se déhanche jusqu’au bar sous les yeux revolver, et l’écho de son rire résonne aux oreilles de jisu, hautain, toxique, éclats poisons aux effluves fatales. et jisu voudrait s’en foutre, lui tourner le dos, l’oublier… qu’elle aille se faire foutre avec sa bouche à merde et ses regards sulfureux ! négligemment, il passe les manches de son sweat et en remonte la fermeture éclair à la va-vite sur son torse humide d’alcool, prêt à occulter cette altercation le temps d’une beuverie. suzy ne lui gâchera pas sa soirée.

pourtant, en quelques pas sa résolution flanche : les mines hilares de ses amis le rattrapent bien vite. aucun doute, les sujets de discussions des heures à venir ne tourneront qu’autour de l’européenne et son sourire carnassier, de ses insultes et de son joli cul qu’il ferait bien mieux de s’enfiler plutôt que de la laisser l’humilier. jisu les connaît comme un frère, et la perspective d’essuyer leurs remarques empreintes de gaminerie et de grossièreté ne l’enchante guère. alors il tape du poing contre la table avant même de s’y être assis et fait volte-face, pique droit sur l’insolente et lui arrache son nouveau verre des mains.

il ne la laissera pas s’en tirer si facilement, non. pas après avoir évoqué il nam. pas après l’avoir affronté en public, sans autre raison que sa seule satisfaction personnelle. d’une traite, il vide le verre et le repose sur comptoir, souffle son haleine chargée d’alcool à un cheveux des lèvres pourprées. jisu, œil brillant de revanche, attrape suzy par le poignet et l’attire contre lui pour s’en faire entendre malgré le brouhaha ambiant. « arrête un peu de faire la grande gueule. t’es qui pour parler de ma famille comme ça ? » la poigne se resserre, ferme et sévère, tout comme le ton se durcit encore. « tu sais rien de moi, salope. »

elle ne sait rien. elle ne saura jamais rien. elle ne se doutera jamais de tout ce que jisu a sacrifié pour son frère. pour sa mère. pour son père. elle n’aura jamais la moindre idée de ce qu’il a saigné pour prendre la place du chef de famille et couvrir les dettes sans le moindre nom auquel s’accrocher. les soh ne sont personne. les soh n’ont rien, si ce n’est la fierté de bâtir de leurs propres mains, en ne comptant que sur leur persévérance. suzy a beau n’être qu’une idiote, une raclure insignifiante, le garçon ne peut se résoudre à la laisser cracher sur des années d’efforts pour honorer le nom misérable qu’on lui a laissé.

« fais gaffe quand tu rentres seule, le soir. on pourrait avoir envie de te refaire la mâchoire… » son doigt, tendre accusateur, parcourt la ligne de la joue blanche, de son oreille à son menton qu’il soulève lentement. orbes onyx embrasés, rivés à ceux de l’étrangère, jisu se penche pour murmurer à un souffle de ses lèvres les menaces les plus sincères qu’il ait jamais proférées. « surveille tes paroles, suzy. »

Garce.
Un sourire se dessina sur ses lèvres pleines, affreuse petite garce.
Puis elle vint effleurer ses lèvres des siennes. L'attirant plus fort contre elle, mademoiselle savait pertinemment qu'il ne s'agissait que d'une question de temps, alors qu'elle lui volait son oxygène, avant qu'il ne se laisse totalement aller à la haïr, à la détester, bien plus qu'il n'en faudrait. Si son regard était teinté de cette douceur qui n'appartenait qu'aux plus beaux, il y avait ce quelque chose d'inexplicable, presque magique, lorsque elle sentait les doigts de Jisu contre elle. Ou tout simplement lorsqu'il était avec elle. Lorsque involontairement ils se frôlaient, lorsque les regards se faisaient plus constants, lorsque elle le croisait dans un couloir. Lorsqu'il s'agissait de l'enfant honni. Lorsqu'il révélait les plus sombres aspects de son infamie. Suzy avait construit trop d’amour et de morts du bout de la langue pour que lui importe vraiment ce qui lui traversait les lèvres. Alors du fond de son regard, ne reste que cette étincelle de provocation amusée. Elle voulait s'en aller, une fois qu'on souhaitait l'emprisonner. Là, la colère de Jisu n'arrivait seulement qu'à la faire sourire. Elle s'en moquait presque autant qu'elle l'amusait.

« Ne me fais pas perdre mon temps. »

Voix fluette, tête dressée, elle vous fixe d’un regard autoritaire, semblant demander le monde et ses confins tout à la fois. Et c’est qu’il vous semble l’avoir déjà entraperçu cette drôle de gamine, qui aurait pu la rater de toute manière, lorsqu’ouragan tempêtant, mue d’un éternel mouvement, d’un incessant caprice, elle enlise la face du monde dans le bassin de ses vices. Elle ne prenait jamais aucun plaisir à discuter avec Jisu, trop primaire, trop inintéressant. Trop pétrit de ses principes, quand il en avait aucun. Jisu la faisait rire, il lui faisait l'effet d'un beau tableau, une perfection de façade noyée sous une infinité de défauts dont elle se plaisait à être à la fois juge et bourreau. Monsieur semblait alors sortir d'une simple comédie musicale, employant la grosse voix pour montrer sa virilité. Jisu, Jisu, trésor... Ne sois pas si prévisible, prends du plaisir à côtoyer Suzy. A force, tu finiras par apprécier n'importe qui.

« Va ramasser les miettes de ta fierté ailleurs, tu veux? »  

Suzy et son petit rire enfantin.
Suzy et son regard en coin.
Suzy et ses lèvres en coeur prête à prendre Jisu, à l'avaler tout entier.
Suzy et le paradoxe qu'elle était.
S'inquiétait-elle? S'en moquaitt-elle? Elle qui le contournait sans honte de s'être ainsi donner en spectacle, récupérant son sac en slalomant entre les corps agglutinés. Comme un vieux pas de danse qu'elle n'arriverait jamais oublier. Elle se sentait ici comme chez elle après tout.

« Considères ce verre comme un gage de ma bonne foi.»

Bonne foi de tout mais surtout de rien, gage de son mépris comme de son dédain. A celle qui l'observait une dernière fois par dessus son épaule avant de quitter le bar. Avec une pointe de rage qui persistait là, au creux du ventre, en constatant que la sensation de ses doigts sur sa chaire ne disparaissait pas. Comme à chaque fois.