« Il faut pleurer les hommes à leur naissance, et non pas à leur mort. » .Montesquieu
Maternité « Excusez moi, madame Varney, mais je ne suis pas sûre de bien saisir… vous êtes venue vous installer seule à Jeju, sans parler un mot de Coréen et en attendant un enfant… et vous vous plaignez que ce soit difficile ? »
Ce jour là, Charlie craque.
Profitant d’être un instant seule avec une sage femme anglophone, elle éclate en sanglot et déballe tout. La réponse qu’elle reçoit, elle la prend comme une immense claque en pleine figure.
Charlie vient d’accoucher. Elle est à Jeju depuis huit mois. Elle a l’impression d’être en plein cauchemar.
Couchée dans le lit de sa chambre à la maternité, le ventre déchiré par la césarienne et la tête embuée par les médicaments Charlie a trois jours pour réfléchir et faire le point sur tout ce qui s’est passé. Sur la façon dont elle en est arrivée là. Surtout, sur la façon dont elle va s’en sortir.
Souvenirs d'enfance ;
C’est beau, la Normandie. C’est sauvage, la Normandie. C’est une impression de liberté. C’est le vent frai dans les cheveux. C’est le son de la mer, c’est l’odeur de la lavande et les chansons qu’on siffle avec un brin d’herbe. C’est doux et c’est sucré, comme les bonbons de l’épicerie du village. C’est une grande aventure, à mi-chemin entre le camping sauvage et les histoires de Jules Verne. Charlie grandi en France, dans la campagne normande, où elle est une petite fille joyeuse et amoureuse de grands espaces.
Cette enfance, c’est une belle maison dans les champs. Une maison d’amour, où papa travaille à domicile sur ses peintures et où maman ramène du pain d’épice, le soir, après le travail. Dans le salon, il y a une odeur de gouache mêlée de miel. Il y fait frais et on y porte une petite veste en coton, très douce. Le soleil se couche et on voit les belles couleurs du ciel par la fenêtre où Charlie s’assoit pour faire ses devoirs. Papa et maman racontent leur journée et elle les écoute d’une oreille distraite. La vie des adultes ne l’intéresse pas : elle rêve.
Quitter le nid ;
C’est beau, Paris. C’est vaste, Paris. C’est une autre liberté, celle d’être un parmi les siens, celle de voir le monde entier dans un quartier, de passer de l’Espagne à la Chine en un restaurant et de ne pas avoir besoin de livre pour rêver. Les gens sont un grand film et, la nuit, la ville devient royaume des lumières et de la musique. Paris, c’est un petit air de jazz dans une rue, des odeurs de vin chaud et la neige qui tombe entre les vieux immeubles.
Le collège et le lycée ont filé bien vite, Charlie laisse derrière elle la campagne et l’enfance pour apprendre à vivre vraiment, loin contes et épopées qui l’ont tant fait rêver. Jeune étudiante, Charlie ne sait rien ni de l’amour ni de la haine, ni de la vie ni de la mort et c’est comme si elle quittait l’enfance à dix-sept ans, des étoiles plein les yeux, incapable de voir l’ombre là où elle n’a été élevée que dans la lumière. Charlie, c’est l’innocence, la fougue mêlée de douceur, la curiosité et la pureté qui découvre et apprend que la jeunesse est parfois cruelle, que les garçons blessent, que le corps désire et que l’alcool enivre.
C’est beau, Paris. C’est vaste, Paris. C’est une autre liberté, celle d’apprendre de ses erreurs et celle d’en faire, celle de grandir loin de la bulle protectrice du cocon familial. C’est décider de qui on veut devenir, avec devant soi tous les exemples possibles. C’est un premier logement, un premier amour et même un deuxième, les soirées étudiantes et les premiers excès. C’est aussi la saleté et la mendicité, le désarroi et la terreur.
Charlie rêve toujours mais elle est moins naïve. Charlie a dix-huit ans et elle est majeure. Charlie vient de passer une année à Paris et a l’impression d’en avoir plus appris sur le monde qu’en dix-sept ans. Chaque jour elle flâne, elle observe, elle voit et observe les gens. Ses lectures se poursuivent, Jules Verne laisse place à Zola et le camping devient une ballade sur les quais. Elle n’est pas rebelle mais elle n’est pas sage. Elle se laisse entraîner aux erreurs mais en empêche d’autres. Elle apprend, elle grandi et elle se découvre un peu plus. Un temps éloignée de sa famille par ce choc entre deux mondes, la voilà qui s’en rapproche et qui apprend à concilier ses deux amours pour la campagne et la ville, si différents, mais qui lui ont chacun apporté une liberté – de corps et d’esprit.
L'oiseau en vol ;
C’est beau, le ciel. C’est intense, le ciel. C’est l’immatériel, l’impalpable existant, un peu comme la vie, un peu comme nous. Voler, c’est la liberté. Être un jour en France et celui d’après en Corée.
Charlie emmêle ses doigts, comme pour se rassurer. Ses yeux sont rivés sur les nuages et craint un instant de perdre pied.
Comment est-elle arrivée là ? Fait-elle le bon choix ?
Charlie ferme les yeux. Elle rêve sa vie future mais aussi les mille autres qu’elle aurait pu avoir. Une année de littérature, trois de psychologie, une école de journalisme… qu’aurait-elle pu encore explorer ? Qu’aurait-elle pu décider ? Charlie se sait brillante. Vive, réfléchie et très à l’écoute. Elle se sait pleine d’envies, pleine de passion. Elle se voit à l’avenir prometteur.
Charlie rêve encore. Elle rêve d’ambition. Elle rêve de ce travail qui l’emmène en Corée du Sud et de la vie qu’elle va y mener. Elle rêve d’apprendre la langue et de visiter. Elle rêve de rencontre, d’amitié, d’amour et de haine comme elle a pu en vivre.
Déjà, elle ne pense plus à ceux qu’elle a laissé. Ni à ses amis ni à son conjoint, qu’elle a quitté avec peine mais sans regrets. Charlie n’a jamais vécu dans le passé. Un peu dans le présent. Beaucoup dans l’avenir. Charlie se projette. Charlie désir. Charlie a soif de vivre.
Ce voyage est une aubaine. Une opportunité comme elle en aura bien d’autre : aujourd’hui la Corée et demain le monde.
Tirée en plein vol ;
C’est beau, Jeju. C’est différent, Jeju. Un peu impressionnant, enivrant. C’est loin de tout ce qu’elle a connu, de Paris et de la Normandie. C’est une liberté, encore, toujours. Celle d’apprendre, de comprendre, d’accepter ou de refuser. Celle de s’intégrer ou de vivre en marginale. C’est difficile, un peu, au début, parce que tout le monde ne parle pas un anglais impeccable. C’est excitant, aussi. C’est un ensemble de situations, cocasses ou gênantes. De magnifiques bâtiments. Une modernité époustouflante. Des regards curieux et surpris, étonnés et étonnants.
C’est un autre monde un peu ahurissant. Un nouvel appartement et de nouvelles habitudes. Un vent de fraîcheur. Une révélation : jamais Charlie ne vivra au même endroit. Toujours elle voyagera. Elle sait, maintenant : en Normandie ou à Paris, avec le temps, la liberté laisse place à l’étouffement. Il en sera de même ici. Pour l’instant, Charlie profite. Charlie vit. Son travail la passionne. Elle apprend la langue, lentement. Elle téléphone à ses parents, souvent, à ses amis, un peu.
Et puis il y a une douleur récurrente, au ventre et au sein. Un sentiment de fatigue. Charlie s’interroge : serait-elle malade ?
Et il y a cette date fatidique. Celle que redoute toute femme franchement séparée d’un partenaire régulier. Celle où on s’aperçoit que les règles ne viennent pas et qu’elles ont déjà plus d’une semaine de retard.
Tout s’enchaîne.
Le rêve se brise. Il y a la prise de sang et les résultats : le discours désintéressé d’une infirmière dans un couloir, qui annonce une grossesse de trois mois comme on indique le chemin des toilettes.
Parfois, les femmes ne remarquent pas tout de suite leur grossesse. Parfois, le corps ne réagi pas. Ce sont des choses qui arrivent. Si vous voulez, vous pouvez contacter les services sociaux pour leur laisser l’enfant. La sortie est au fond du couloir de droite. Merci, et bonne journée.
Oiseau blessé ;
C’est beau, un enfant. C’est toute la promesse d’une vie entre ses bras, c’est tout l’amour du monde dans un cœur. Une condamnation tout autant qu’une raison de vivre. C’est la fin d’un rêve pour certaines, le début d’un autre pour d’autres. C’est la fin d’une liberté.
Charlie passe sa dernière nuit à la maternité. Demain, il lui faudra retourner avec son enfant dans son petit appartement du quartier est. Un appartement où elle n’a qu’une chambre et où elle a aménagé comme elle a pu un petit coin peint en rose. Des meubles d’occasion, quelques peluches et jouets qui lui semblaient mignons.
Charlie a les yeux rivés sur sa fille. Les sentiments bataillent au fond de son cœur : une mère doit elle aimer son enfant dès l’instant où il naît ? Les souvenirs de sa licence de psychologie lui reviennent par bribes : il est question de baby blouse, d’une absence d’instinct maternel chez l’être humain et du mythe de la mère parfaite auquel, elle le sait déjà, elle est loin de correspondre.
Depuis trois jours et même six mois, Charlie n’a de cesse de se répéter qu’elle n’y peut rien.
Qu’elle ne savait pas être enceinte lorsqu’elle est partie.
Qu’elle ne choisi pas sciemment de ne pas être, dès le départ, passionnée par ce petit être endormi.
Qu’elle n’a rien fait pour que le père refuse sa paternité.
Qu’elle n’a, définitivement, pas voulu cette situation.
Pourtant, la culpabilité la ronge déjà. Quel avenir réserve-t-elle a son enfant ? Elle sait, des renseignements qu’elle a glané, comme il y est difficile d’être une femme étrangère en Corée du Sud. Comme il y est difficile d’être mère célibataire. Comme on encourage les mères à laisser leur enfant. Comme les gens jugent.
Pour la première fois de sa vie, Charlie a peur. Peur de ne pas être à la hauteur.
Vivre ? Trois ans après, de nos jours.
Solitude. Peur. Regrets. Question. Qu’est-ce que j’ai fais pour en arriver là ? Qu’est-ce qui a merdé ? A quel moment est-ce que les choses ont pris cette tournure ? Où sont passé mes envies, mes rêves, où va ma vie ?
Pleurs d’un enfant. Le quotidien est rythmé par la nounou et le travail. Parfois, un peu de jeu.
Charlie ne lit plus. Charlie ne flâne plus. Charlie ne rêve plus.
Si le temps lui permet doucement d’aimer son enfant, il semble lui avoir volé quelque chose. La joie et la légèreté ont laissé place à une forme de désespoir. Parfois, une onde d’indignation se lit dans ses yeux lorsqu’elle voit le traitement qu’on lui réserve ou le regard qu’on porte sur son foyer. Mère indigne. Son niveau de Coréen n’a pas progressé d’un mot tant ses relations se limitent au niveau professionnel et que tout s’y dit en anglais. Elle a fait des petites difficultés qu’elle assurait surmontables des montagnes infranchissables. Tout n’est qu’excuse pour ne pas sortir de la déprime. Le monde vivant qui la fascinait l’oppresse désormais. Elle se sent noyée, noyée dans la masse, noyée dans la vie.
Charlie, qui jadis rêvait tant de découvertes et d’aventure, vit enfermée dans une prison qu’elle seule s’est créée. Au fond, elle doit bien savoir qu’elle n’a rien perdu de sa liberté sinon l’idée qu’elle s’en fait. Charlie, impétueuse et solitaire, sauvage et sans attache, peine à admettre qu’elle aurait besoin d’aide. Qu’il a suffit d’un seul coup pour la mettre à terre tandis que d’autres résistent à des séismes. Fierté. Colère. Douleur.
Le soir, lorsqu’elle se couche, Charlie rêve encore. Elle rêve de se débarrasser du poids qu’elle se met sur les épaules. D’accepter que sa vie peut prendre un chemin différent de celui qu’elle prévoyait sans être mauvaise. De se battre pour une vie meilleure. De se défaire de cette pression sociale dont elle n’avait jamais rien eu à faire jusqu’à devenir mère. Elle rêve de pouvoir rêver à nouveau.